lundi 15 décembre 2014

Le Normand

Alcibiade : Mon doux maître adoré, je viens de faire la plus extraordinaire des rencontres et je veux connaître ton avis sur les choses merveilleuses que j'ai entendues de la bouche de cet homme.

Socrate : Ah! Bien. Si ce n'est pas là Alcibiade, le plus enthousiaste des jeunes gens avec qui j'aime à m'entretenir! Dis-moi, Alcibiade si ce que tu veux me dire est d'une telle importance que je doive interrompre mon entretien avec Aspasie, avec qui j'ai si peu l'occasion de parler.

Alcibiade : Oh! oui, Socrate, car ce dont j'ai entendu parler concerne toutes les femmes, y compris la plus illustre de la Cité.

Socrate : Chère Aspasie, voyez-vous un inconvénient à entendre ce jeune homme? C'est un des jeunes gens les plus prometteurs de la Cité et je ne serais pas étonné qu'il remplisse un jour les fonctions de Périclès, s'il acquiert la tempérance apportée par la connaissance.

Aspasie : Ce jeune homme est d'une grande beauté et d'une assurance hors du commun. Je doute qu'il soit né celui qui lui fera renoncer à prendre la parole. Écoutons-donc ce qu'il a à nous dire, puisque je suis apparemment concernée, de même que toutes les femmes.

Alcibiade : Oh! Vous ne le regretterez pas, belle courtisane, et je vous encourage à le répéter à votre amant. Ce sont des vérités qui apporterons le bonheur aux hommes, si elles sont bien écoutées.

Socrate : Voilà tout un programme! Je suis enchanté de faire partie des premiers qui entendront ces vérités.  Ne nous laisse plus dans l'ignorance un moment de plus, cher Alcibiade et éclaire-nous sans tarder sur tes découvertes.

Alcibiade : Vous ne serez pas déçu, Socrate, je vous le promet! Il se trouve à l'Agora un voyageur venu d'une cité lointaine où les femmes sont égales aux hommes. Cet homme a bien des choses à nous apprendre sur les sciences que peuvent apporter les femmes dans une Cité.

Aspasie : Tiens donc! Et combien de femmes voyagent avec lui?

Alcibiade : Aucune. Il est venu seul, pour éviter les dangers de la route à ces femmes si sages.

Aspasie : Quel galant homme qui donne si généreusement sa voix à des femmes restées dans l'enceinte de sa cité. Je suppose qu'il doit être doué d'une mémoire parfaite pour rendre fidèlement les paroles de ces femmes.

Alcibiade : Pas du tout. Il parle au nom de tous ses concitoyens, hommes et femmes libres et même les esclaves! Je comprends votre surprise à ces propos. J'en ai été sidéré moi aussi.  Il se trouve que dans cette cité magnifique, les esclaves participent également aux votes, une fois que les hommes et femmes libres ont débattu les sujets d'importance à l'Assemblée.


Aspasie : Et bien! Ces femmes sont égales à des hommes, vous l'avez démontré. Invitez donc ce voyageur à ramener des femmes de sa cité pour sa prochaine visite. Qu'il n'ait crainte pour leur sécurité, je suis certaine que Périclès se fera un devoir de lui prêter tous les hoplites qu'il faudra pour les protéger des bandits sur la route. Sur ce, je vous laisse parler entre hommes. Revenez me voir une autre fois, cher Socrate, et nous reprendrons notre conversation.

Alcibiade : Au revoir, Madame. Transmettez mes salutations à Périclès!

Socrate : J'avais tant d'autres questions pour vous, Aspasie! Et bien, nous nous reverrons bientôt j'espère. Alors, Alcibiade, qui est cet homme qui t'a tant impressionné?

Alcibiade : Il se fait appeler le Normand, du nom de la région la plus occidentale du monde, là où les Titans ont dressé leurs temples.

Socrate : Par le chien! Cet homme doit avoir vu bien des choses sur sa route. Vite, conduis-moi à lui. Il est à l'Agora, dis-tu?

Alcibiade : Mais Socrate! Ne me quitte pas ainsi. Nous avons beaucoup à discuter ensemble.

Socrate : Oui, alors, marche avec moi. Qu'as-tu appris de cet homme qui t'as mis dans cet état?

Alcibiade : Le Normand dit qu'il faut combattre les formes illégitimes d'autorité. Les femmes sont égales aux hommes dans le sens où l'autorité s'exerçant sur la base d'un genre est illégitime. N'est-ce pas une belle façon de régler les rapports entre les hommes et les femmes dans la Cité?

Socrate : Par Héra! Ce que j'entends là me semble fort inspirant, Alcibiade, mais je dois t'avouer mon ignorance sur le sens de ces mots. Qu'entends-tu par quelque chose d'illégitime?

Alcibiade : Et bien, ce doit être quelque chose de contraire aux lois.

Socrate : Fort bien. Et qu'est-ce que  l'autorité?

Alcibiade : Il me semble que l'autorité, c'est ce qui permet de commander.

Socrate : Et le genre, c'est quoi?

Alcibiade : C'est la qualité d'être un homme, une femme ou encore toute autre qualité qu'on pourrait observer et qui relèverait de la condition de l'être sexué vivant en société.

Socrate : Je vois. L'égalité des genres est donc une loi de la cité du Normand.

Alcibiade : Ah! non. L'égalité est un droit chez lui.

Socrate : Et bien je ne te suis plus, mon cher Alcibiade. Je suis certainement plus lent d'esprit que toi. Saurais-tu m'expliquer ce qu'est un droit?

Alcibiade : Un droit, je pense, est un dû aux citoyens. Avant que tu ne me questionnes davantage, Socrate, je devine déjà tes protestations. S'il y a un dû, qui le doit? Ce doit être la Cité toute entière. Les droits doivent donc faire nécessairement partie des lois de la Cité, car s'ils n'en faisaient pas partie, les droits prendraient à des citoyens pour en donner à d'autres, ce qui serait illégitime, parce que les Lois ne permettent pas de priver un citoyen de quelque chose sans une raison reconnue par elles. Toutes les lois civilisées, j'entends.

Socrate : Si ça te semble clair, admettons pour la suite de la conversation que l'égalité des genres soit une loi de la Cité.

Alcibiade : Oui, prenons-le pour acquis. N'est-ce pas idéal?

Socrate :  Soit. Dans la cité du Normand, y a-t-il des épreuve d'athlétisme?

Alcibiade : Oh oui! Ils organisent même des jeux olympiques à l'image des nôtres.

Socrate : Bien. Et qui gagne ces épreuves? Est-ce que ce sont majoritairement des hommes ou des femmes?

Alcibiade : Par Zeus! Les hommes et les femmes ont des épreuves séparées. Ce serait injuste de les faire concourir ensemble étant donné les différences dans les aptitudes physiques entre les hommes et les femmes.

Socrate : Et bien! Ne devons-nous pas en déduire que les hommes et les femmes sont en vérité inégaux et que l'égalité des genres de la cité du Normand est une loi qui nie l'évidence?

Alcibiade : Mais non, Socrate! Et je peux facilement démontrer que ce que tu proposes comme contre-exemple n'en est pas un.

Socrate : Je veux bien t'entendre et, comme tu vois, je m'arrête pour mieux t'écouter.

Alcibiade : Alors voici. Les épreuves physiques permettent de rassembler les citoyens autour d'un enjeu qui les passionne tous. On ne remettra donc pas en cause la légitimité des Jeux.

Socrate : Je n'en avais aucunement l'intention. Continue.

Alcibiade : Merci, Socrate. Ce qui intéresse la Cité dans les Jeux, c'est de voir qui est le meilleur. Mais les hommes étant avantagés dans les épreuves physiques, les femmes n'auraient pas la moindre chance de remporter les honneurs de la compétition si elles se mesuraient avec les hommes.

Socrate : Nous sommes bien d'accord. Les femmes n'auraient aucun intérêt de participer dans le but de gagner.

Alcibiade : Et les Jeux olympiques, es-tu d'accord avec moi que ça apporte beaucoup d'honneurs aux gagnants?

Socrate : Évidemment! Et de nombreux gagnants des Jeux ont occupé des postes de responsabilité dans la Cité précisément parce qu'ils se sont démarqués de cette façon.

Alcibiade : Et sur la base de quelle autorité pourrait-on priver les femmes de cette possibilité?

Socrate : Par le chien! Je n'en vois aucune, si ce n'est l'autorité des hommes sur les affaires de la Cité.

Alcibiade : Tu vois bien que l'égalité des genres rend cette autorité illégitime.

Socrate : Je crois comprendre ton raisonnement. Pour le Normand, le genre d'une citoyenne ne devrait pas l'écarter des décisions de l'Assemblée, ni prévenir les autres citoyens contre ses discours avant même qu'elle ne prenne la parole. Mais dis-moi, est-ce que les femmes libres prennent autant la parole que les hommes libres dans les assemblées normandes? Et sont-elles aussi bien écoutées que les hommes?

Alcibiade : Ce n'est pas le cas. Dans les assemblées, ce sont surtout les hommes qui prennent la parole et qui suscitent l'enthousiasme.

Socrate : Qu'arrive-t-il quand les femmes prennent la parole?

Alcibiade : Elles sont souvent les cibles de railleries portant sur leur genre et sont discréditées

Socrate : Hé là! Mais à l'assemblée comme aux Jeux, les hommes semblent avantagés. Pourquoi les Normand n'ont-ils pas des assemblées séparées pour les hommes et les femmes, alors?

Alcibiade : Mon vieux Socrate, avec plus d'une assemblée, comment se voteraient les lois de la Cité entière? Ne vois-tu pas qu'il y aurait des lois des hommes et des lois des femmes et que tout serait embrouillé?

Socrate : Je ne comprends pas grand-chose au déroulement des assemblées, mais je te fais confiance sur ce point. Tu me dis donc qu'il vaut mieux n'avoir qu'une seule assemblée et je veux bien te croire. Mais d'après tes propos, l'assemblée des Normands ne respecte pas dans les faits l'égalité des genres. Es-tu en train de me dire que leur assemblée est une autorité qui s'est déclarée elle-même illégitime?

Alcibiade : Ah! Socrate, tu me fais douter de moi. Ce qui me semblait si clair après mon entretien avec le Normand, je crois bien que tu l'as retourné dans tous les sens tant et si bien que je n'arrive plus à y croire. Mais voilà ce Normand dont je te parle depuis tout à l'heure. Je t'en prie, parle-lui toi-même et fais-lui la démonstration que tu as faite avec moi. Je suis toujours avide d'apprendre à tes côtés. À chacun de tes entretiens avec de grands hommes, je comprends mieux comment ils pensent et je saurai un jour convaincre l'Assemblée mieux encore que Périclès.

Normand : Alcibiade! Comme je suis heureux de te retrouver. Grâce à toi, j'ai pu m'entretenir avec de nombreux jeunes gens à l'Agora et je veux te remercier de m'avoir présenté aux plus vifs esprits de votre génération.  Est-ce là ton maître dont tu m'as dit tant de bien?

Alcibiade : Normand! Je suis content moi aussi de te revoir. Ne te fie pas à son apparence, cet homme à l'habillement négligé et qui marche pied nu est bien le plus grand esprit de cette cité. Voici le plus sage des hommes, Socrate.

Socrate : Alcibiade, tu me fais rougir! Salutations, Normand. En réalité, je ne suis sage en rien de plus que je suis conscient de ma propre ignorance. C'est ce qui me pousse à rechercher la compagnie des gens réputés pour leur sagesse dans quelque domaine que ce soit. Alcibiade vous recommande pour vos enseignements sur la place des femmes dans la Cité. Je suis impatient d'en savoir davantage sur cette idée d'égalité des genres dans les lois normandes.

Normand : Socrate, votre réputation est grande chez nous, de même que celle de vos disciples. Je ne sais pas ce que je peux vous apprendre et je redoute un peu votre examen, mais je vais tenter humblement de satisfaire votre curiosité.

Alcibiade : Chouette!

Socrate : D'après ce que m'a rapporté Alcibiade, les femmes normandes libres participent aux débats des assemblées publiques. C'est bien vrai?

Normand : Tout à fait vrai. Et certaines sont capables de moucher les meilleurs et les plus illustres orateurs parmi les citoyens de genre masculin.

Socrate : Et pourtant, l'Assemblée reste dominée par les hommes et l'égalité des genres doit être gardée par les Lois. Comment expliquez-vous cette contradiction apparente?

Normand : Très bien, je vous propose l'explication suivante. Dans un passé pas si lointain, notre Cité s'est scindée en factions qui se sont affrontées dans les rues. Lorsqu'est venu le temps de reconstituer la Cité, la faction la plus grande comptait de nombreuses femmes et de nombreux esclaves qui s'étaient illustrés au combat. Les femmes ont obtenu le droit de participer à l'Assemblée et les esclaves ont obtenu le droit à de meilleures conditions de vie. En donnant le droit de vote aux femmes et aux esclaves, la Cité s'est assurée que ces droits ne leur soient jamais enlevés contre leur gré. Avec le paix et la prospérité retrouvées, ces lois n'ont plus été remis en question jusqu'à aujourd'hui.

Socrate : Je suis intrigué. Qu'est-ce qui a changé aujourd'hui?

Normand : La prospérité n'a duré qu'un temps. Nous avons subi calamité sur calamité et des voix se sont élevées pour dénoncer les avantages conférés aux femmes et aux esclaves, des avantages désormais jugés improductifs. Ces voix étaient d'abord celles d'hommes libres, mais elles semblent maintenant venir de toute la Cité.

Socrate : Vote cité pourrait bien se scinder à nouveau en factions! J'en suis désolé pour vous.

Normand : Je reste optimiste.  Je crois qu'en enseignant la philosophie aux jeunes gens, ils sauront développer leur esprit critique et éviter ainsi de se laisser avoir par les sophismes des puissants.

Socrate : Par Héra! Voilà qui est bien dit. Écoute cet homme, Alcibiade. Attache tes pas aux siens pendant son séjour ici et tu sera assuré d'apprendre quelque chose. Je vous souhaite à tous les deux une bonne fin de journée.

Normand : Attendez, cher Socrate. J'aimerais avoir votre avis sur une polémique qui a court dans mon pays.

Socrate : Je préfère me tenir loin des polémiques, mais pour toi je veux bien faire exception. Je t'écoute.

Normand : Alors voilà. Un homme vient de publier ce texte

Alcibiade : Socrate, la polémique dont le Normand parle est étalée dans plusieurs publications. J'ai lu Foglia dans la Presse (La chasse à l'homme), Louise Gendron dans Châtelaine (Lâchée lousse), Hyènes en jupons (Ricochet sur Jean Barbe), je suis féministe (Le silence «féministe» de Ricochet), Marie-Christine dans Hyènes en jupons (Aimer. Point.)

Socrate : (…)


Alcibiade : Par Zeus! Socrate est bouche bée…

jeudi 13 novembre 2014

Sur un sophisme de Foglia

Pouvez-vous identifier le sophisme dans le texte : « La Chasse à l'homme » de Pierre Foglia?

Le sujet brûlant de l'actualité est la révélation en chaîne de certaines violences intimes : viols et abus de pouvoir de la part d'hommes envers des femmes. Ce mouvement spontané permet de remettre à l'ordre du jour des comportements considérés (avec raison!) comme étant de nature systémique par une part importante de la société. Visiblement, ça dérange. C'est à son corps défendant que le chroniqueur Pierre Foglia se sent obligé de prendre la parole :

C'est ce climat un peu «Allemagne de l'Est» qui me fait revenir sur le sujet de l'heure même si, après les douloureuses affaires DSK et Polanski, je m'étais juré: plus jamais.

Il le fait pourtant et se positionne dans cette polémique. Il fait bien de rappeler que ce n'est pas la première poussée révolutionnaire sur ce terrain. Et quand un rassemblement spontané administre la justice, il n'y a pas d'appel possible. Mais malgré les dénonciations anonymes qui ont suivi son article, Foglia n'est pas un prophète. Lorsqu'il y a un emballement d'une telle ampleur, il est inéluctable que des gens soient intimidés et que des vies soient brisées. La question que son intervention soulève et qu'il élude, c'est : « Si les événements actuels sont une répétition du passé, avec la retenue en moins, qu'est-ce qui explique qu'on en soit rendus là? »

Foglia vise juste quand il parle de thérapie collective. Mais sans juger des retombées à long terme de ce mouvement, pourquoi s'est-il produit? Pourquoi tant de femmes l'ont-elles embrassé avec un soulagement visible?

Je ne prétends pas avoir la réponse et je suis sincèrement reconnaissant à Pierre Foglia d'avoir présenté ses arguments. Je n'aime pas, moi non plus, la personnalisation des luttes. Et ce, à un point tel que je ne vois pas l'intérêt de son appel général à des personnalités de genre féminin pour qu'elles défende publiquement le même point de vue que lui.

Si ce n'est pas encore fait, c'est le temps de lire l'article de Foglia pour identifier le sophisme. Et puis, l'avez-vous trouvé?

[Avertissement : gâte-plaisir ci-dessous]

Exactement ce genre de confusion entre dénonciation (d'une situation) et délation (la dénonciation d'une personne).

Félicitations si vous avez trouvé qu'il s'agit d'un appel à la popularité doublé d'un faux dilemme! En effet, la délation n'est pas simplement la dénonciation d'une personne, c'est une dénonciation inspirée par des motifs méprisables. (La délation est synonyme de calomnie ou de médisance. ) Ce n'est pas parce qu'un grand nombre de personne pensent que les motifs de la dénonciation d'une personne sont indignes d'attention que c'est correct de le penser. Et une fois ce sophisme enlevé, la phrase devient :

Exactement ce genre de confusion entre dénonciation d'une situation et dénonciation d'une personne.

Le choix qui se pose lorsque quelqu'un veut dénoncer une injustice ne se réduit pas à ces deux choix. Il est possible de dénoncer la situation, la personne ou les deux à la fois.


À la prochaine et bonne chasse aux sophismes!

mardi 11 novembre 2014

Se souvenir de quoi aujourd'hui?

 
Soldats belges, artisanat de tranchée 1914-18 (Wikimedia) 
Extraits du site d'Histoire herodote.net :

Le 9 novembre 1918 au matin, le chancelier Max de Bade téléphone à l'empereur Guillaume II pour lui dire : « Votre abdication est devenue nécessaire pour sauver l'Allemagne de la guerre civile. »  Ce dernier s'y résout et part en exil. (…) L'armistice du 11 novembre marque la fin officielle des hostilités et un traité de paix est signé le 28 juin 1919. (…) La demande d'armistice étant venue de représentants civils et non militaires de l'Allemagne, l'armée allemande échappe à l'infamie de la défaite.  (…) Dans les mois qui suivent l'armistice, les généraux Ludendorff et Hindenburg attribuent la défaite militaire allemande  à un « coup de poignard dans le dos » de la part des politiciens et des bourgeois cosmopolites.

Le 11 novembre 1918 a une forte charge symbolique en occident. Ce fut la fin de la guerre des tranchées, une boucherie humaine sous le signe horrifiant des armes chimiques industrielles. La der de ders, comme on voulait ardemment le croire. La lecture d'écrits sur l'héritage intellectuel du sociologue Norbert Elias m'a appris que l'université de l'entre-deux guerres en Allemagne fut le terrain d'une lutte théorique entre deux rejetons  du socialisme : le courant marxiste et le socialisme national. Ce dernier fut instrumentalisé par le parti nazi pour légitimer son régime raciste et totalitaire et afin de l'aider à reconstruire la puissance militaire allemande. La der des ders était finalement la première des deux guerres mondiales, lorsque le monde tournait encore autour de l'Europe.

Je prends le temps de me souvenir de ceux qui sont morts dans les tranchées. Je me souviens qu'ils étaient tous civils avant d'être militaires. Ils sont morts sous l'effet d'enjeux qui dépassaient l'entendement et qui restent difficiles à cerner, même aujourd'hui.

Je sais qu'il y a de la force en chacun de nous pour lutter contre l'injustice. Cette force peut être mise au service d'une armée, mais elle est d'abord issue des êtres eux-mêmes et des liens sociaux qui les unissent ou les séparent.

La der des ders n'a pas été la dernière. Toutefois le pacifisme qui émerge de l'horreur de la guerre sera toujours une aspiration légitime. Profitons de la remémoration des soldats morts pour nous souvenir de cet idéal. La guerre n'est pas une fatalité pour une société, si ses membres se souviennent de la capacité qu'ils ont de conserver leur pouvoir civil.

mardi 7 octobre 2014

Philippe Couillard et la littérature d'Aspen


J'apprenais hier dans le Devoir que mon premier ministre est amateur d'un certain genre littéraire qui fait fureur sur Wall Street, mais dont peu de gens osent ouvertement s'avouer friands. En effet, le journaliste Antoine Robitaille a révélé que lors d'une réunion récente avec des hauts fonctionnaires et des patrons de sociétés d'État, Philippe Couillard a été très clair : s'il y a un livre qui l'inspire, dit-il, « et que vous devriez tous lire », c'est « The Fourth Revolution — The Global Race to Reinvent the State. »

Étant donné l'intérêt que je porte à l'administration publique, je me suis empressé de le réserver à la bibliothèque municipale. Peut-être dû à l'admonition de l'Honorable Philippe Couillard, le livre semble très prisé et je suis septième sur la liste d'attente. Pourvu que les autres le lisent vite! Pour tromper mon ennui en attendant de pouvoir faire mon devoir civique, je me suis amusé à lire les critiques disponibles sur le web[i]. L'une d'entre elles m'a charmé par ses qualités littéraires et, pressé d'aider mes concitoyens qui ne maîtrisent pas la langue de Shakespeare, je me suis autorisé à faire la traduction. Si vous êtes dans l'administration publique de la Belle Province, lisez attentivement et dépêchez-vous de vous inscrire sur la liste d'attente après moi!


Un cri de ralliement

« The Fourth Revolution » de John Micklethwait et Adrian Wooldridge
par Rosa Brooks, The New York Times, 26 juin 2014

Quelque part sur la longue route bosselée de l'évolution humaine — entre l'émergence de l'Homme de Davos et la TEDification de tout — une nouvelle espèce de journaliste a émergé, particulièrement bien adaptée au paysage corporifié du biome médiatique moderne. Appelons-le Homme d'Aspen, pour son penchant pour les Idées. (La Femme d'Aspen existe aussi, mais l'espèce a un biais male.) Comme tous les journalistes, l'Homme d'Aspen se nourrit d'histoires, d'études et de statistiques, mais son génie particulier se trouve dans sa capacité de transformer la mixture partiellement digérée résultante en dessert pour l'esprit des amateurs de Malcom Gladwell et Thomas Friedman.

L'éditeur en chef de The Economist, John Micklethwait, et son éditeur de direction, Adrian Wooldridge, sont des spécimens exemplaires de l'Homme d'Aspen. En 2000, ils ont écrit « A Future Perfect: The Challenge and Hidden Promise of Globalization »; leurs livres suivants comptent « The Company: A Short History of a Revolutionary Idea » (2003) et « God Is Back: How the Global Revival of Faith Is Changing the World » (2009). Ayant établi leur crédibilité dans le domaine des Idées globales et révolutionnaires, ils doublent la mise avec « The Fourth Revolution: The Global Race to Reinvent the State. »

Leur thèse est la suivante : Depuis 500 ans, la capacité de l'Occident de réinventer l'État lui a permis de diriger le monde. Aujourd'hui, par contre, l'Occident est encombré par des gouvernements dysfonctionnels, des budgets ballonnés et des publics complaisants; il risque de perdre son avantage au profit d'États asiatiques plus voraces et plus autocratiques. Malgré cela, si nous, en Occident, pouvions seulement apprendre à mettre « plus d'emphase sur les droits individuels et moins sur les droits sociaux » et ainsi réduire « la charge », nous pourrions raviver « l'esprit de la démocratie » — qui demeure « la meilleure garantie d'innovation et de résolution de problèmes. »

« The Fourth Revolution » est un livre prenant, sautillant vivement — bien qu'avec sélection — à travers cinq siècles d'histoire. Il effectue des arrêts brefs en cours de route pour expliquer « pourquoi les idées comptent » et pour évaluer les « trois révolutions et demie » qui ont propulsé l'Occident dans son rôle de chef de file maintenant précarisé. La première révolution de Micklethwait et Wooldridge fut la montée de l'État-nation européen après la paix de Westphalie; la seconde fut, à la du fin dix-huitième siècle et au dix-neuvième siècle, le tournant vers les droits individuels et le gouvernement imputable; la troisième fut la création de l'État-providence moderne. Chaque révolution améliora la capacité de l'État à fournir l'ordre et à livrer les services vitaux tout en nourrissant l'innovation. Mais comme les publics démocratiques exigeaient de plus en plus, l'État promit de plus en plus, jusqu'à s'étendre trop pour lui. À la révolution 3.5, Margaret Thatcher et Ronald Reagan essayèrent, mais échouèrent, de réduire l'État.

« The Fourth Revolution » ne s'embourbe jamais trop dans l'histoire. Micklethwait et Wooldridge constatent avec admiration que les rivalités entre États-nations européens « construisirent à la hâte[ii] un système de gouvernement sans cesse amélioré », mais que bien que cette « lutte pour l'adresse politique et économique ait souvent été sanglante et salissante », nous sautons ce sang et ces souillures. Nous sautons également la Révolution française, qui a « dégénéré en un bain de sang », et le communisme, une « aberration ». Finalement, nous glissons à côté du carnage du vingtième siècle, ne faisant une pause que pour considérer que la deuxième guerre mondiale « a démontré la capacité de l'État à déployer des ressources à un niveau inégalé. »

Micklethwait et Wooldridge reconnaissent qu' « une histoire complète de la manière dont l'Occident a établi son avance en matière de création d'État serait une tâche monumentale ». Mais l'Homme d'Aspen et ses lecteurs n'aiment pas les ouvrages lourds, alors ils « s'abstiennent de toute tentative de visée d'ensemble ». Ils se servent plutôt de penseurs exemplaires pour illustrer l'esprit de chaque évolution.

La première révolution est exemplifiée par Thomas Hobbes, qui a insisté pour que l'État existe aux fins de fournir des bienfaits à ses sujets, et non le contraire. John Stuart Mill typifie la seconde révolution, à la fois pour son emphase précoce de la liberté et pour son tournant subséquent vers des idées plus collectivistes. Beatrice Webb symbolise la troisième, exemplifie l'engagement idéaliste d'utiliser le pouvoir de l'État pour remédier aux inégalités sociales, mais est trop empressée à admirer Staline. Même la révolution manquée de Thatcher et Reagan a son avatar, Milton Friedman (rencontré par un des auteurs pour la première fois, « minimalement vêtu », dans un sauna de San Francisco en 1981).

Ceci est de loin la partie la plus forte de « The Fourth Revolution », offrant un compte-rendu réfléchi de la manière dont Hobbes, Mill, Webb et Friedman se sont chacun débattu avec cette question des plus fondamentales, À quoi sert l'État? Mais une fois évanouis ces penseurs et les mouvements intellectuels qu'ils ont inspiré, se lamentent Micklethwait et Wooldridge, ce fut la descente de l'Occident, qui a cessé de se poser les questions difficiles et qui a commencé à chercher des solutions de facilité.

C'est également la descente pour le lecteur, qui est bientôt laissé à la dérive dans une mer d'anecdotes. On nous dit, par exemple, qu' « il a fallu 4 ans à l'Amérique pour construire le Golden Gate Bridge », mais qu'aujourd'hui, « un projet de construction d'un parc d'éoliennes près de Cape Cod est à l'étude depuis une décennie pendant que 17 agences l'étudient. » Aussi, le gouvernement fédéral de l'Amérique a maintenant « moins d'appui que George III en avait au moment de la Révolution américaine. » (Micklethwait et Wooldridge n'offrent aucune source pour cet aperçu des suffrages de George III.)

On nous offre le récit de Dr. Devi Shetty, « le chirurgien cardiaque le plus réputé de l'Inde », dont « l'équipe d'au près 40 cardiologue exécutent environ 600 opérations par semaine », baissant les coûts sans réduire la qualité. Nous apprenons, aussi, que la Chine se penche intensément sur l'amélioration de la gouvernance — mais la Chine est toujours en retard sur l'Occident, parce que « vous avez besoin de liberté intellectuelle pour que surgissent les idées sensationnelles. » Pour l'illustrer, Micklethwait et Wooldridge choisissent de citer un commentateur Chinois qui reconnait « tristement » que bien que la Chine ait le kung-fu et que la Chine ait des pandas, la Chine « n'aurait pas pu faire un film comme "Kung Fu Panda". »

Heureusement, « les idées traversent les frontières » et il n'est jamais trop tard pour l'Occident de défendre la cause de la liberté. Ceci semble dire, de façon variée, se tourner vers les nouvelles technologies, sous-traiter, se débarrasser du trucage électoral, réduire les droits acquis, couper les subsides agricoles et retirer l'État de l'octroi de licences pour les coiffeurs. Mais Micklethwait et Wooldridge n'offrent aucune théorie cohérente pour le changement, son opération ou ses causes. « L'Occident » a « réinventé à répétition l'État », dit-on, et « il peut de nouveau le faire ». Mais qui au juste est « l'Occident » et comment peut-« il » réinventer « l'État »?

C'est dommage, puisque les auteurs soulèvent des questions importantes. « L'État est en crise », notent-ils. « Le mystère est de savoir pourquoi tant de gens supposent qu'un changement radical est improbable ». Ils ont raison de voir là un mystère: Si les derniers 500 ans nous ont bien montré quelque chose, c'est que le changement radical se produit à répétition. Pourtant, au cours de leur excursion allègre dans les siècles derniers, ils ne se frottent jamais à une vérité encore plus troublante : L'évolution du système de gouvernance occidental « s'améliorant sans cesse » est inextricablement liée au carnage de masse.

L'État-nation moderne a émergé des guerres de religion qui ont décimé l'Europe centrale au dix-septième siècle, tandis que les réformes des dix-huitième et dix-neuvième siècle louées par les auteurs étaient liées aux révolutions américaine, française, les guerres Napoléoniennes, la guerre franco-prussienne et les guerres d'unification de l'Italie, entres autres. En ajustant pour la taille de la population, les taux de mortalité dans ces conflits étaient atterrants — et ceci sans parler des guerres de domination coloniale qui ont aidé à alimenter l'expansion économique de l'Occident. L'émergence de l'État-providence est liée de manière semblable aux deux guerres catastrophiques du vingtième siècle.

Mais l'Homme d'Aspen survit parce qu'il connait son auditoire. Avant tout, il sait ceci : Au grand festival global des idées, le carnage et la douleur sont des spectres distinctement malvenus.

Le prochain livre de Rosa Brooks, « By Other Means: How Everything Became War and the Military Became Everything », sera publié en 2015.

lundi 22 septembre 2014

Anachronique

J'aime la Cité d'Athéna car c'est un espace qui me permet de vivre intensément. Chaque chronique est l'expression d'un esprit réel, un concentré de l'auteur que je suis. Si de prime abord je ne savais pas exactement où ce projet allait me mener, j'avais dès le départ l'intuition d'une vérité qui cherchait à s'exprimer. La Cité a été fondée sur un site web complètement indépendant et codé sans aide mécanique. Cette incarnation a été délaissée pour ce blog-ci, qui me permet de publier sans travail de programmation et toujours sans la distraction de publicités. Je suis fier du résultat de ces quatre dernières années. Chaque chronique est authentique au sens ou j'ai autorité sur son contenu. Je peux défendre ce que je pensais à chaque fois que je m'assoyait pour écrire. J'ai la liberté d'écrire ce que je veux, sans censure, puisque tout repose sur un point de vue subjectif figé dans le temps. Je n'ai à défendre que ma sincérité continue et mon profond amour pour la connaissance. Je vois maintenant la Cité comme une extension de mon esprit. Je la revisite avec la certitude de rencontrer des pensées évanouies qui reprennent vie à la lecture. Je suis souvent étonné de la vigueur des sentiments qui y sont contenues, même après de longues années. La Cité est accueillante aux étrangers. Bonne lecture!

mercredi 9 juillet 2014

À la recherche de l'activité non-valeur

extrait d'une brochure trouvée sur le site d'un hôpital universitaire québécois

Une activité est une non-valeur ajoutée si elle ne participe ni à la réalisation de la raison d'être de la visite du patient, ni au fonctionnement adéquat de l'hôpital, ni au respect des lois ou des normes; ou si cette activité a perdu sa justification avec le temps mais est encore effectuée par routine.

Note : Qu'entend-on ici par «non-valeur»? Voyons si on peut trouver une bonne définition.

extrait du Littré (http://www.littre.org/definition/non-valeur)

non-valeur , substantif féminin

1 Manque de valeur. Une terre en non-valeur. Du revenu que produit une maison, il faut déduire tant pour les non-valeurs.  Fig. Je ne sais si je pourrai faire valoir toutes mes prétentions légitimes, et si je ne trouverai pas bien des non-valeurs, [Fontenelle, Lett. gal. Œuvr. t. I, p. 491, dans POUGENS]. Dans le commerce, non-valeur se dit de marchandises qui ne se vendent pas, d'articles qui ne doivent pas être portés en recette.

2 Terme de finances et de commerce. Certaines créances qu'on n'a pu recouvrer. C'est celui [dîme ecclésiastique] de tous les revenus qui fait le moins de non-valeur, ou, pour mieux dire, qui n'en fait point du tout, [Vauban, Dîme, p. 12]. Terme de finances. Fonds de non-valeur, fonds composés de centimes additionnels payés par les départements au prorata de leurs facultés contributives, et servant au dédommagement du contribuable qui justifie d'une perte de revenu. En termes militaires, non-valeurs, les musiciens et les soldats faisant près des officiers le service d'ordonnances.

Note : Ainsi, les non-valeurs peuvent être des biens, des créances ou des personnes, mais pas des activités, si on se fie au Littré. Cherchons une autre source.

extrait du Centre national de ressources textuelles et lexicales (http://www.cnrtl.fr/definition/non-valeur)
A. − 1. LÉGISL. FINANCIÈRE. Absence de rendement financier (d'une exploitation, d'une forme de perception des impôts indirects).
Admission en non-valeur. Décision de ne pas poursuivre, provisoirement, le recouvrement d'une créance en raison de l'insolvabilité ou de l'absence du débiteur (Admin. 1972).
− Mise en non-valeur. Décision à considérer une créance comme définitivement irrécupérable (Admin. 1972).
− P. méton. Créance irrecouvrable. Le défaut de surveillance y ajouta d'autres dommages: des non-valeurs, des oublis, des crédits véreux, des erreurs d'écritures, même des soustractions d'articles (Reybaud, J. Paturot, 1842, p.389).
2. Marchandise non vendue qu'on ne peut porter en recette. Tout produit non demandé est une perte pour le producteur, une non-valeur commerciale (Proudhon, Propriété, 1840, p.232).
B. − Au fig.
1. Absence de valeur (d'une personne ou d'une chose). Il promenait à travers la vie l'âpre conscience de sa non-valeur (Courteline, Train 8h47, 1888, 1repart., ii, p.16).Petite discussion théologique avec un prêtre au sujet de la grâce sanctifiante et de la non-valeur absolue, selon lui, des bonnes œuvres accomplies hors de l'état de grâce (Bloy, Journal, 1903, p.179).
2. Chose sans valeur. Dans les sociétés modernes, le mort est simplement un zéro, une non-valeur (Goncourt, Journal, 1863, p.1214).
3. Vieilli. Personne considérée comme bonne à rien. Synon. incapable, nullité, zéro. Cette année-ci, nous n'avons guère que des non-valeurs, grâce à cette imbécile de Léocadie Marron, qui a été nous acheter trois filles dont la taille a tourné (Gobineau, Nouvelles asiatiques, 1876). Lesable haussa les épaules: «Un pauvre sire, un pauvre sire. Il ne voit rien dans les proportions exactes. Il se figure des histoires à dormir debout. Pour nous, c'est une non-valeur» (Maupassant, Contes et nouvelles, 1884).

Note : On retrouve ici essentiellement les mêmes définitions que dans le Littré. Que peut-on apprendre des philosophes, maintenant?

extrait de l'Essai politique sur le commerce de Jean-François Melon de Pradou, publié en 1734
«Le commerce ne peut être florissant que lorsque chacun se sert avec avantage de tout ce qui lui appartient, terres, maisons, rentes, effets publics. Car si quelques-unes de ces parties est sans valeur c'est un superflu inutile dont le propriétaire n'achète plus son nécessaire, c'est-à-dire la denrée de son voisin, …ainsi l'ouvrier ne vend plus l'industrie qui lui procuroit du pain et du vin, et l'avilissement de la denrée décourage le laboureur hors d'état de payer l'imposition. De là naissent de nouvelles non-valeur, tant publiques que particulières. Les citoyens abondent en effets inutiles, et la plupart manquent du nécessaire qui est à leur porte, superflu lui-même, et de nul usage au propriétaire. Il y a une liaison si intime dans les parties de la société, qu'on ne saurait en frapper une, que le contre-coup ne porte sur les autres.»[i]

Note : C'est une bonne piste! Au XVIIIe siècle, la «non-valeur» est adoptée pour désigner la propriété qui n'est pas mise à contribution. En effet, au siècle des Lumières, on s'évertue à repenser l'État et son bien. Dans ce court extrait de Melon,  il n'est pas évident que les activités puissent être considérées comme des non-valeurs. Mais à l'époque, l'esclavage était autorisé dans les colonies françaises. Si on suspend notre répulsion pour voir comment Melon tente de le justifier (son œuvre semble plutôt gentille hormis ce point), on peut lire ceci:

«Que, par une opération particulière, le bien qui appartient à Jacques lui soit ôté pour en enrichir Pierre, l'État n'y perd rien; et il se peut même que Pierre, meilleur citoyen, qui a rendu des services à la patrie, en fera un usage plus utile; mais l'opération est détestable, elle ouvre la porte à l'injustice, à la haine, dépouille le juste possesseur, met les propriété dans l'incertitude : c'est ce que les relations nous content de plus odieux du pouvoir oriental (sic).

Mais que, dans une opération générale, dont le législateur prévoit un bien à sa nation, il s'ensuive le dommage de quelque particulier, alors ce dommage a une compensation si grande, qu'il doit être nul devant le législateur, qui n'a pu faire entrer dans son plan les intérêts de détail. C'est ainsi qu'une bataille gagnée, ou une ville prise, coûte des hommes et de l'argent; mais le législateur ne choisit ni ceux qui doivent périr, ni ceux qui doivent payer. C'est une suite de la loi où nous sommes engagés pour le service de l'État; et s'il était permis d'élever la comparaison jusqu'à l'Être-Suprême, c'est ainsi que les perfections de l'univers sont accompagnées de quelque mal physique et moral, sujet de scandale pour les esprits qui n'embrassent pas la totalité.»

Note : Suivant la pensée de Melon précédemment exprimée, un homme qui est la propriété d'un autre peut être une non-valeur pour lui-même (à supposer qu'il se conçoive comme sa propre propriété) mais contribuer au bien de l'État en tant que propriété d'un autre, et c'est la perfection de l'État qui justifie l'injustice particulière qui lui est faite de le priver de sa liberté. On dirait aujourd'hui que ceci est un effort de légitimation d'un état de fait que l'auteur n'est pas disposé à remettre radicalement en question. Melon ne va toutefois pas jusqu'à dire que l'activité de l'esclave est un bien dont le maître est propriétaire, ce qui nous rapprocherait d'une définition de non-valeur qui inclurait les activités. Qui d'autre interroger?

extrait de De l'économie de Xénophon, il y a plus de 2200 ans.[ii]

J’ai entendu un jour Socrate s’entretenir ainsi sur l’économie :
« Dis-moi, Critobule, l’économie a-t-elle un nom de science comme la médecine, la métallurgie et l’architecture ?
— Je le crois, dit Critobule.
— Oui, mais de même que nous pouvons déterminer l’objet de chacun de ces arts, pouvons-nous dire aussi ce que l’économie a pour objet ?
— Je crois, dit Critobule, qu’il est d’un bon économe de bien gouverner sa maison.
— Et la maison d’un autre, dit Socrate, si on l’en chargeait, ne pourrait-il pas, en le voulant, la gouverner aussi bien que la sienne ? Celui qui sait l’architecture peut aussi bien travailler pour un autre que pour lui : il en est de même de l’économie.
— Je le crois, Socrate.
— Ainsi, reprit Socrate, celui qui, connaissant la science économique, se trouverait sans bien, pourrait comme gouverneur de maison, ainsi que le faiseur de maisons, recevoir un salaire ?
— Oui, par Jupiter, dit Critobule, et même un salaire plus considérable, s’il pouvait, en administrant la maison, remplir tous ses devoirs et en augmenter la prospérité.
— Une maison, qu’est-ce donc, selon nous ? Est-ce la même chose qu’une habitation, ou bien tout ce qu’on possède en dehors de l’habitation fait-il partie de la maison ?
— Je le crois, dit Critobule ; et, quand même on n’aurait aucun bien dans la ville où l’on réside, tout ce qu’on possède fait partie de la maison.
— Mais ne possède-t-on pas des ennemis ?
— Oui, par Jupiter, et quelques-uns beaucoup. 
— Dirons-nous que les ennemis font partie de nos possessions  ?
— Il serait plaisant, dit Critobule, qu'en augmentant le nombre des ennemis, on reçût pour cela un salaire.
—Tu disais pourtant que la maison d'un homme est la même chose que la possession.
— Par Jupiter, dit Critobule, quand on possède quelque chose de bon ; mais, par Jupiter, quand c'est quelque chose de mauvais, je n'appelle pas cela une possession.
— Tu m'as l'air d'appeler possession ce qui est utile à chacun.
— C'est cela même; car ce qui nuit,  je l'appelle perte plutôt que valeur.
— Et si quelqu'un achetant un cheval, sans savoir le mener, tombe et se fait mal, ce cheval ne sera donc pas une valeur ?
—Non, puisqu'une valeur est un bien.
— La terre n'est donc pas non plus une valeur, quand celui qui la façonne perd en la façonnant ?
— Évidemment, elle n'en est pas une, quand au lieu de nourrir elle produit la pauvreté.
— N'en diras-tu pas autant des brebis ? Quand un homme qui ne sait pas en tirer parti éprouve une perte, les brebis sont-elles pour lui une valeur ?
— Pas du tout, selon moi.
— Ainsi, à ton avis, ce qui est utile est une valeur, et ce qui est nuisible une non-valeur.
— C'est cela.
— La même chose, pour qui sait en user, est donc une valeur, et une non-valeur pour qui ne le sait pas. Ainsi une flûte pour un homme qui sait bien jouer de la flûte est une valeur, tandis que pour celui qui ne sait pas, elle ne lui sert pas plus que de vils cailloux, à moins qu'il ne la vende.
— Oh ! alors, si nous vendons la flûte, elle devient une valeur; mais si nous ne la vendons pas et que nous la gardions, c'est une non-valeur pour qui n'en sait point tirer parti.
— Nous sommes conséquents, Socrate, dans notre raisonnement ; puisqu'il a été dit que ce qui est utile est une valeur, par suite une flûte non vendue n'est pas une valeur, attendu qu'elle est inutile, au lieu que, vendue, c'en est une. »
— Alors Socrate : « Oui, mais il faut. savoir la vendre : car, si on la vend à un homme qui n'en sait pas tirer parti, on ne lui aura pas fait acquérir une valeur, d'après ton raisonnement.
— Tu m'as l'air de dire, Socrate, que l'argent même n'est pas une valeur, si l'on ne sait pas s'en servir. (…)»

Note : On s'interroge donc sur la non-valeur depuis des millénaires, mais nulle part je ne trouve d'activités présentées sous le vocable de «non-valeur». Je reste songeur.



[i] cité dans «Du travail comme non-valeur philosophique? Les années 1740-1780 entre éthique corporative et pensée sociale», Anne-Françoise Garçon, Université Rennes 2, texte présenté au Séminaire «Anthropologie de la valeur» (R.Laufer, A.Hatchuel dir.), Collège International de Philosophie, février 2004.
[ii] Traduction d'Eugène Talbot, 1859. (http://remacle.org/bloodwolf/historiens/xenophon/economique2.htm)

mercredi 21 mai 2014

Le lobby de la gouvernance dans la bergerie des services sociaux

Je me permets d'emprunter l'expression à Paul Desmarais fils[i] car «lobby de la gouvernance» convient parfaitement à ce mouvement en pleine expansion dans les établissements publics et privés. Si vous gérez un budget dans les millions de dollars, je parie que vous avez déjà reçu la visite de ces apôtres de la saine gestion. Pour eux, la gestion n'est pas une affaire de principes, c'est — bien mieux — une philosophie! Si vous voulez percer dans ce domaine, rien de plus facile, je vous donne sur-le-champ une recette infaillible. On adopte quelques mots qui suscitent l'inquiétude, comme : «mondialisation», «concurrence»,  «crise», «décroissance», «survie», quelques mots qui éveillent de bons sentiments, tels que : «transparence», «flexibilité», «imputabilité», «responsabilité» et surtout des mots qui donnent espoir, comme : «amélioration». On apprend quelques exercices de «team-building», on glane ça et là des trucs d'optimisation. Si on en a le talent, on peut même acheter une licence pour adapter un logiciel de gestion au marché convoité. Il ne reste plus qu'à vous faire connaître et à frapper aux portes des établissements. Et voilà! vous êtes en «business».

Parfois, tout ce dont une équipe plongée dans la morosité a besoin, c'est d'un œil extérieur et de judicieux conseils pour se mettre en action et retrouver le goût de travailler ensemble. Il n'y a rien de mal à s'offrir de tels services de consultation. Si quelques-uns de ces consultants se présentent comme des sauveurs, que peut-on y faire? Chacun est libre d'engager qui il veut. Ce qui me hérisse le poil, c'est que les sauveurs  sont devenus la norme. Alors que le lobby de la gouvernance aurait dû rester une frange marginale et confinée au secteur privé, celui-ci est devenu une plate-forme de lancement pour une part grandissante des diplômés en gestion et en génie. C'est qu'en devenant philosophie, la gouvernance a acquis une dimension morale qui ouvre grand la porte au prosélytisme.

J'attire votre attention aujourd'hui sur le colloque Lean 2014 de la santé et des services sociaux, organisé par la Communauté virtuelle de pratiques en amélioration continue (CvPAC), un bel exemple de foire de la gouvernance qui rassemble gestionnaires, fonctionnaires et consultants autour de la philosophie Lean. La gestion Lean est l'adaptation américaine du «Système de production Toyota» introduit au Japon par Taiichi Ohno après la deuxième guerre mondiale pour aider Toyota à concurrencer les manufacturiers automobiles américains. Parmi les éléments caractéristiques de la gestion Lean, on retrouve : les «kaizen», qui sont des rencontres de «team-building» orientées sur la recherche d'optimisations; le «muda» ou gaspillage, c'est-à-dire ce qui est considéré superflu et qu'on doit sans cesse identifier et éliminer; le «mura» ou variabilité, qui doit toujours être réduit. Puisque l'ohnisme ou toyotisme a donné des résultats stupéfiants pour le Japon, il n'est pas étonnant qu'on l'ait par la suite étendu à toutes les industries imaginables et qu'on tente tant bien que mal de l'adapter aux secteurs publics comme la santé où se gèrent de gros budgets.

Bien qu'il soit possible de faire une critique de la gestion Lean à partir de ses effets néfastes sur la santé des salariés (voir par exemple l'article de 1997 de Nishiyama et Johnson sur la relation entre le Lean et le «karochi» ou mort par surtravail[ii]), je ne m'y attarde pas dans ce billet. Ce qui est révoltant dans le cas des colloques Lean annuels, c'est de voir le Ministère de la Santé et des Services sociaux inciter ses établissements à se lancer tête baissée dans l'adoption de tout ce qui porte le nom de Lean.  Quand donc a eu lieu le débat public sur le recours massif aux consultants en gestion et aux institutions d'enseignements qui offrent des programmes de formation Lean? Il n'y en a pas eu. Aujourd'hui, c'est le Lean, demain ce sera autre chose, mais une chose est sûre : le lobby de la gouvernance est là pour rester et continuera à faire de bonnes affaires avec l'argent du public, tant qu'on le laissera faire.

dimanche 13 avril 2014

La souveraineté du Québec

Leçon d'anatomie à l'aide d'une grenouille
Bien que je sois né aux Pays-Bas, je suis un enfant de la mondialisation. C'est-à-dire que je suis de culture québécoise et que j'ai grandi là où la profession de mon père menait notre famille nucléaire moderniser l'industrie de l'assurance. Ma langue maternelle est le français. J'ai appris l'anglais une première fois dans une garderie Montessori de Brossard tenue par une enseignante d'origine indienne, puis une deuxième fois lorsque ma famille s'est définitivement installée au Québec tout juste après un séjour de quatre ans dans la région parisienne pendant lequel j'ai été imbibé par la langue et la culture française. J'ai donc été Québécois d'abord par mes parents, puis j'ai été socialisé comme Français dans mon enfance et je suis redevenu Québécois pour de bon dans les années 1980 au cours d'une période d'intégration de l'âge de 9 ans à l'âge de 14 ans.

Mon point de vue sur le Québec est enrichi par mon expérience de vie peu banale et ce point de vue est profitable, je crois, à toute personne souhaitant faire un examen radical de la question de la souveraineté, comme beaucoup de Québécois sont amenés à le faire ces jours-ci aux lendemains de la cuisante défaite d'un parti dont la raison d'être est de faire du Québec un pays. Permettez-moi de partager avec vous mes réflexions sur le sujet.

Il existe un peuple Québécois avec une culture nourrie à de multiples sources, mais distincte de celle des autres peuples. Ce peuple est pour moi une évidence puisque j'ai travaillé longtemps à m'y intégrer. Bien que les Québécois partagent la langue française avec d'autres régions du monde, il y a des différences culturelles significatives et spécifiques aux Québécois dans l'usage de cette riche langue internationale. Le peuple Québécois a l'aspiration légitime et commune à tous les peuples de vivre en liberté, sans la tutelle ou la domination d'une volonté extérieure.

L'idée de la souveraineté du Québec est largement tributaire de ce besoin d'autodétermination frustré maintes fois dans l'imaginaire québécois par la domination des Anglais, de l'Église catholique, des Canadiens. Cependant, la souveraineté n'est pas identique à l'autodétermination. La souveraineté est une chose politique qui est instituée par les humains en réponse au besoin d'autodétermination des peuples. J'appuis bien sur les mots : «en réponse». Pour bien comprendre la souveraineté, il est essentiel de réaliser qu'il s'agit d'une institution et, sur cette base, de s'intéresser à la conception de la souveraineté à notre époque.

Pour préparer le terrain — et pour donner un exemple d'examen radical d'une idée — je me tourne d'abord vers un dictionnaire étymologique[i]. Ce qui vient en tête de liste pour la souveraineté, c'est l'idée d'élévation, de sommet. On trouve aussi les idées : «pouvoir, puissance publique, peuple, nation, territoire, État, prééminence, domination ».  Le mot « souveraineté» est dérivé de « souverain », issu de l'ancien provençal : « sobran ». Ce qui est souverain est « suprême, excellent, au plus haut point dans son genre ». C'est aussi ce qui «règne», qui «exerce le pouvoir». La souveraineté est associée à l'idée de Dieu, « qui règne sur tout ».

On doit s'attendre à ce que l'idée de souveraineté évoque le « royaume » et le roi, certainement les premières institutions politiques après celle de la guerre. Ceci m'amène à la conception actuelle de la guerre, très bien décrite par Monique Chemillier-Gendreau[ii] dans son essai : « De la guerre à la communauté universelle ». Cette juriste émérite montre comment notre idée de la guerre ne correspond pas à la réalité et elle nous invite à repenser le droit international. Elle nous apprend que si Hugo Grotius, premier grand penseur du droit international, définissait la guerre comme « l'état de ceux qui tâchent de vider leurs différends par les voies de la force considérées comme telles », c'est plutôt un modèle interétatique qui s'est imposé dans cette discipline et qui a conduit à restreindre l'usage du mot « guerre » aux formes de violence entre États :

À partir du XIXe siècle, la doctrine à ce sujet est bien établie. La guerre est alors l'affrontement militaire de deux entités politiques qui se reconnaissent pour telles. Elle est identifiable en ce qu'elle s'ouvre par une déclaration de guerre (rendue obligatoire par la Convention III de La Haye du 18 octobre 1907) et repose sur le critère formel de la division du monde en États souverains. (…) La guerre est un fait. Elle est « un acte de violence destiné à contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté », selon l'expression de Clausewitz, mais la volonté dont il est question ici est celle des États.

Froidement, un État souverain a le droit de faire la guerre, et ce droit est indissociable de la souveraineté. Cependant, l'expérience du XXème siècle et du XXIème siècle naissant nous indique qu'il y a des violences qui se produisent régulièrement en dehors de l'institution de la guerre interétatique et qu'on ne peut pas honnêtement dissocier de la guerre :

La frontière se fait imprécise entre l'affrontement de deux armées nationales que l'on nommerait « guerre » et d'autres formes de violence qui seraient différentes, comme celle qui amène deux individus à en venir aux mains, ou les groupes de supporters de deux équipes de football à entrer dans un déchaînement de violence, ou encore une minorité ethnique à organiser des manifestations violentes contre l'État auquel elle est intégrée contre son gré. (…) Ce que, pendant des siècles, la théorie des relations internationales a désigné sous le nom de guerre se fait de plus en plus rare.

La souveraineté du Québec portée par René Lévesque, la «souveraineté-association», était en phase avec l'esprit fondateur des Nations unies, dont l'ambition est d'interdire aux États la pratique de la guerre. Pour le premier chef du Parti Québécois, il s'agissait de faire un pays au sein duquel le peuple Québécois bénéficierait du principe d'égalité souveraine des membres de l'ONU. Cependant, Chemillier-Gendreau démontre comment ce principe est en contradiction avec l'interdiction du recours à la force et a l'effet paradoxal de protéger le droit des États à faire la guerre. On est amené à faire un constat d'échec de l'ONU:

Face à la multiplication des cas de recours à la force, le Conseil de sécurité s'est accommodé au fil des années d'une attitude de rodomontades sans effet, demandant lors de chaque irruption de violence « un cessez-le-feu immédiat » qui, lorsqu'il a eu lieu, a rarement été le résultat de l'intervention de l'Organisation. De ce point de vue, et par cette reconnaissance fondamentale de la souveraineté, le système issu de la Charte se rattache encore aux catégories classiques du droit international.

Il y aurait encore beaucoup de sujets à aborder pour bien cerner l'idée de la souveraineté, dont celui des États issus de la décolonisation et de l'éclatement de l'Union soviétique ou encore celui de l'impact de la mondialisation sur les États. On ne peut pas projeter de faire un pays sans considérer le contexte politique mondial. Pour moi, en fin de compte, l'idée de souveraineté portée par le Parti Québécois ne résiste pas à l'analyse. Je ne sais pas ce que veut dire aujourd'hui : « la souveraineté du Québec », pas plus que « l'indépendance du Québec », et je ne connais personne qui soit en mesure d'en faire la promotion sans occulter le constat d'échec qui s'impose concernant l'Organisation des Nations unies.

Je pense que le Parti Québécois confond le Québec et le peuple Québécois. Le peuple Québécois vit sur les terres du Québec en relative bonne entente avec ses autres habitants, mais pas toujours, et tout projet de pays doit prévoir les modalités qui permettront de régler les conflits, tant internes qu'externes, si tel est le projet qu'un mouvement choisisse un jour de porter.