mercredi 21 mai 2014

Le lobby de la gouvernance dans la bergerie des services sociaux

Je me permets d'emprunter l'expression à Paul Desmarais fils[i] car «lobby de la gouvernance» convient parfaitement à ce mouvement en pleine expansion dans les établissements publics et privés. Si vous gérez un budget dans les millions de dollars, je parie que vous avez déjà reçu la visite de ces apôtres de la saine gestion. Pour eux, la gestion n'est pas une affaire de principes, c'est — bien mieux — une philosophie! Si vous voulez percer dans ce domaine, rien de plus facile, je vous donne sur-le-champ une recette infaillible. On adopte quelques mots qui suscitent l'inquiétude, comme : «mondialisation», «concurrence»,  «crise», «décroissance», «survie», quelques mots qui éveillent de bons sentiments, tels que : «transparence», «flexibilité», «imputabilité», «responsabilité» et surtout des mots qui donnent espoir, comme : «amélioration». On apprend quelques exercices de «team-building», on glane ça et là des trucs d'optimisation. Si on en a le talent, on peut même acheter une licence pour adapter un logiciel de gestion au marché convoité. Il ne reste plus qu'à vous faire connaître et à frapper aux portes des établissements. Et voilà! vous êtes en «business».

Parfois, tout ce dont une équipe plongée dans la morosité a besoin, c'est d'un œil extérieur et de judicieux conseils pour se mettre en action et retrouver le goût de travailler ensemble. Il n'y a rien de mal à s'offrir de tels services de consultation. Si quelques-uns de ces consultants se présentent comme des sauveurs, que peut-on y faire? Chacun est libre d'engager qui il veut. Ce qui me hérisse le poil, c'est que les sauveurs  sont devenus la norme. Alors que le lobby de la gouvernance aurait dû rester une frange marginale et confinée au secteur privé, celui-ci est devenu une plate-forme de lancement pour une part grandissante des diplômés en gestion et en génie. C'est qu'en devenant philosophie, la gouvernance a acquis une dimension morale qui ouvre grand la porte au prosélytisme.

J'attire votre attention aujourd'hui sur le colloque Lean 2014 de la santé et des services sociaux, organisé par la Communauté virtuelle de pratiques en amélioration continue (CvPAC), un bel exemple de foire de la gouvernance qui rassemble gestionnaires, fonctionnaires et consultants autour de la philosophie Lean. La gestion Lean est l'adaptation américaine du «Système de production Toyota» introduit au Japon par Taiichi Ohno après la deuxième guerre mondiale pour aider Toyota à concurrencer les manufacturiers automobiles américains. Parmi les éléments caractéristiques de la gestion Lean, on retrouve : les «kaizen», qui sont des rencontres de «team-building» orientées sur la recherche d'optimisations; le «muda» ou gaspillage, c'est-à-dire ce qui est considéré superflu et qu'on doit sans cesse identifier et éliminer; le «mura» ou variabilité, qui doit toujours être réduit. Puisque l'ohnisme ou toyotisme a donné des résultats stupéfiants pour le Japon, il n'est pas étonnant qu'on l'ait par la suite étendu à toutes les industries imaginables et qu'on tente tant bien que mal de l'adapter aux secteurs publics comme la santé où se gèrent de gros budgets.

Bien qu'il soit possible de faire une critique de la gestion Lean à partir de ses effets néfastes sur la santé des salariés (voir par exemple l'article de 1997 de Nishiyama et Johnson sur la relation entre le Lean et le «karochi» ou mort par surtravail[ii]), je ne m'y attarde pas dans ce billet. Ce qui est révoltant dans le cas des colloques Lean annuels, c'est de voir le Ministère de la Santé et des Services sociaux inciter ses établissements à se lancer tête baissée dans l'adoption de tout ce qui porte le nom de Lean.  Quand donc a eu lieu le débat public sur le recours massif aux consultants en gestion et aux institutions d'enseignements qui offrent des programmes de formation Lean? Il n'y en a pas eu. Aujourd'hui, c'est le Lean, demain ce sera autre chose, mais une chose est sûre : le lobby de la gouvernance est là pour rester et continuera à faire de bonnes affaires avec l'argent du public, tant qu'on le laissera faire.