mardi 7 octobre 2014

Philippe Couillard et la littérature d'Aspen


J'apprenais hier dans le Devoir que mon premier ministre est amateur d'un certain genre littéraire qui fait fureur sur Wall Street, mais dont peu de gens osent ouvertement s'avouer friands. En effet, le journaliste Antoine Robitaille a révélé que lors d'une réunion récente avec des hauts fonctionnaires et des patrons de sociétés d'État, Philippe Couillard a été très clair : s'il y a un livre qui l'inspire, dit-il, « et que vous devriez tous lire », c'est « The Fourth Revolution — The Global Race to Reinvent the State. »

Étant donné l'intérêt que je porte à l'administration publique, je me suis empressé de le réserver à la bibliothèque municipale. Peut-être dû à l'admonition de l'Honorable Philippe Couillard, le livre semble très prisé et je suis septième sur la liste d'attente. Pourvu que les autres le lisent vite! Pour tromper mon ennui en attendant de pouvoir faire mon devoir civique, je me suis amusé à lire les critiques disponibles sur le web[i]. L'une d'entre elles m'a charmé par ses qualités littéraires et, pressé d'aider mes concitoyens qui ne maîtrisent pas la langue de Shakespeare, je me suis autorisé à faire la traduction. Si vous êtes dans l'administration publique de la Belle Province, lisez attentivement et dépêchez-vous de vous inscrire sur la liste d'attente après moi!


Un cri de ralliement

« The Fourth Revolution » de John Micklethwait et Adrian Wooldridge
par Rosa Brooks, The New York Times, 26 juin 2014

Quelque part sur la longue route bosselée de l'évolution humaine — entre l'émergence de l'Homme de Davos et la TEDification de tout — une nouvelle espèce de journaliste a émergé, particulièrement bien adaptée au paysage corporifié du biome médiatique moderne. Appelons-le Homme d'Aspen, pour son penchant pour les Idées. (La Femme d'Aspen existe aussi, mais l'espèce a un biais male.) Comme tous les journalistes, l'Homme d'Aspen se nourrit d'histoires, d'études et de statistiques, mais son génie particulier se trouve dans sa capacité de transformer la mixture partiellement digérée résultante en dessert pour l'esprit des amateurs de Malcom Gladwell et Thomas Friedman.

L'éditeur en chef de The Economist, John Micklethwait, et son éditeur de direction, Adrian Wooldridge, sont des spécimens exemplaires de l'Homme d'Aspen. En 2000, ils ont écrit « A Future Perfect: The Challenge and Hidden Promise of Globalization »; leurs livres suivants comptent « The Company: A Short History of a Revolutionary Idea » (2003) et « God Is Back: How the Global Revival of Faith Is Changing the World » (2009). Ayant établi leur crédibilité dans le domaine des Idées globales et révolutionnaires, ils doublent la mise avec « The Fourth Revolution: The Global Race to Reinvent the State. »

Leur thèse est la suivante : Depuis 500 ans, la capacité de l'Occident de réinventer l'État lui a permis de diriger le monde. Aujourd'hui, par contre, l'Occident est encombré par des gouvernements dysfonctionnels, des budgets ballonnés et des publics complaisants; il risque de perdre son avantage au profit d'États asiatiques plus voraces et plus autocratiques. Malgré cela, si nous, en Occident, pouvions seulement apprendre à mettre « plus d'emphase sur les droits individuels et moins sur les droits sociaux » et ainsi réduire « la charge », nous pourrions raviver « l'esprit de la démocratie » — qui demeure « la meilleure garantie d'innovation et de résolution de problèmes. »

« The Fourth Revolution » est un livre prenant, sautillant vivement — bien qu'avec sélection — à travers cinq siècles d'histoire. Il effectue des arrêts brefs en cours de route pour expliquer « pourquoi les idées comptent » et pour évaluer les « trois révolutions et demie » qui ont propulsé l'Occident dans son rôle de chef de file maintenant précarisé. La première révolution de Micklethwait et Wooldridge fut la montée de l'État-nation européen après la paix de Westphalie; la seconde fut, à la du fin dix-huitième siècle et au dix-neuvième siècle, le tournant vers les droits individuels et le gouvernement imputable; la troisième fut la création de l'État-providence moderne. Chaque révolution améliora la capacité de l'État à fournir l'ordre et à livrer les services vitaux tout en nourrissant l'innovation. Mais comme les publics démocratiques exigeaient de plus en plus, l'État promit de plus en plus, jusqu'à s'étendre trop pour lui. À la révolution 3.5, Margaret Thatcher et Ronald Reagan essayèrent, mais échouèrent, de réduire l'État.

« The Fourth Revolution » ne s'embourbe jamais trop dans l'histoire. Micklethwait et Wooldridge constatent avec admiration que les rivalités entre États-nations européens « construisirent à la hâte[ii] un système de gouvernement sans cesse amélioré », mais que bien que cette « lutte pour l'adresse politique et économique ait souvent été sanglante et salissante », nous sautons ce sang et ces souillures. Nous sautons également la Révolution française, qui a « dégénéré en un bain de sang », et le communisme, une « aberration ». Finalement, nous glissons à côté du carnage du vingtième siècle, ne faisant une pause que pour considérer que la deuxième guerre mondiale « a démontré la capacité de l'État à déployer des ressources à un niveau inégalé. »

Micklethwait et Wooldridge reconnaissent qu' « une histoire complète de la manière dont l'Occident a établi son avance en matière de création d'État serait une tâche monumentale ». Mais l'Homme d'Aspen et ses lecteurs n'aiment pas les ouvrages lourds, alors ils « s'abstiennent de toute tentative de visée d'ensemble ». Ils se servent plutôt de penseurs exemplaires pour illustrer l'esprit de chaque évolution.

La première révolution est exemplifiée par Thomas Hobbes, qui a insisté pour que l'État existe aux fins de fournir des bienfaits à ses sujets, et non le contraire. John Stuart Mill typifie la seconde révolution, à la fois pour son emphase précoce de la liberté et pour son tournant subséquent vers des idées plus collectivistes. Beatrice Webb symbolise la troisième, exemplifie l'engagement idéaliste d'utiliser le pouvoir de l'État pour remédier aux inégalités sociales, mais est trop empressée à admirer Staline. Même la révolution manquée de Thatcher et Reagan a son avatar, Milton Friedman (rencontré par un des auteurs pour la première fois, « minimalement vêtu », dans un sauna de San Francisco en 1981).

Ceci est de loin la partie la plus forte de « The Fourth Revolution », offrant un compte-rendu réfléchi de la manière dont Hobbes, Mill, Webb et Friedman se sont chacun débattu avec cette question des plus fondamentales, À quoi sert l'État? Mais une fois évanouis ces penseurs et les mouvements intellectuels qu'ils ont inspiré, se lamentent Micklethwait et Wooldridge, ce fut la descente de l'Occident, qui a cessé de se poser les questions difficiles et qui a commencé à chercher des solutions de facilité.

C'est également la descente pour le lecteur, qui est bientôt laissé à la dérive dans une mer d'anecdotes. On nous dit, par exemple, qu' « il a fallu 4 ans à l'Amérique pour construire le Golden Gate Bridge », mais qu'aujourd'hui, « un projet de construction d'un parc d'éoliennes près de Cape Cod est à l'étude depuis une décennie pendant que 17 agences l'étudient. » Aussi, le gouvernement fédéral de l'Amérique a maintenant « moins d'appui que George III en avait au moment de la Révolution américaine. » (Micklethwait et Wooldridge n'offrent aucune source pour cet aperçu des suffrages de George III.)

On nous offre le récit de Dr. Devi Shetty, « le chirurgien cardiaque le plus réputé de l'Inde », dont « l'équipe d'au près 40 cardiologue exécutent environ 600 opérations par semaine », baissant les coûts sans réduire la qualité. Nous apprenons, aussi, que la Chine se penche intensément sur l'amélioration de la gouvernance — mais la Chine est toujours en retard sur l'Occident, parce que « vous avez besoin de liberté intellectuelle pour que surgissent les idées sensationnelles. » Pour l'illustrer, Micklethwait et Wooldridge choisissent de citer un commentateur Chinois qui reconnait « tristement » que bien que la Chine ait le kung-fu et que la Chine ait des pandas, la Chine « n'aurait pas pu faire un film comme "Kung Fu Panda". »

Heureusement, « les idées traversent les frontières » et il n'est jamais trop tard pour l'Occident de défendre la cause de la liberté. Ceci semble dire, de façon variée, se tourner vers les nouvelles technologies, sous-traiter, se débarrasser du trucage électoral, réduire les droits acquis, couper les subsides agricoles et retirer l'État de l'octroi de licences pour les coiffeurs. Mais Micklethwait et Wooldridge n'offrent aucune théorie cohérente pour le changement, son opération ou ses causes. « L'Occident » a « réinventé à répétition l'État », dit-on, et « il peut de nouveau le faire ». Mais qui au juste est « l'Occident » et comment peut-« il » réinventer « l'État »?

C'est dommage, puisque les auteurs soulèvent des questions importantes. « L'État est en crise », notent-ils. « Le mystère est de savoir pourquoi tant de gens supposent qu'un changement radical est improbable ». Ils ont raison de voir là un mystère: Si les derniers 500 ans nous ont bien montré quelque chose, c'est que le changement radical se produit à répétition. Pourtant, au cours de leur excursion allègre dans les siècles derniers, ils ne se frottent jamais à une vérité encore plus troublante : L'évolution du système de gouvernance occidental « s'améliorant sans cesse » est inextricablement liée au carnage de masse.

L'État-nation moderne a émergé des guerres de religion qui ont décimé l'Europe centrale au dix-septième siècle, tandis que les réformes des dix-huitième et dix-neuvième siècle louées par les auteurs étaient liées aux révolutions américaine, française, les guerres Napoléoniennes, la guerre franco-prussienne et les guerres d'unification de l'Italie, entres autres. En ajustant pour la taille de la population, les taux de mortalité dans ces conflits étaient atterrants — et ceci sans parler des guerres de domination coloniale qui ont aidé à alimenter l'expansion économique de l'Occident. L'émergence de l'État-providence est liée de manière semblable aux deux guerres catastrophiques du vingtième siècle.

Mais l'Homme d'Aspen survit parce qu'il connait son auditoire. Avant tout, il sait ceci : Au grand festival global des idées, le carnage et la douleur sont des spectres distinctement malvenus.

Le prochain livre de Rosa Brooks, « By Other Means: How Everything Became War and the Military Became Everything », sera publié en 2015.