mercredi 22 juin 2016

Pensée du 22 juin 2016

À travers leurs œuvres, les philosophes nous donnent un éclairage singulier sur l'esprit de leur temps. Ces connaissances se transmettent par l'intermédiaire du langage et sont mues par la curiosité pour nos origines communes. Augustin d'Hippone s'est intéressé à Platon, Thomas d'Aquin à Aristote. Du point de vue des idées, l'esprit chrétien occidental reçoit un grand héritage de l'Antiquité gréco-romaine. La richesse même des écrits européens ne nous invite-t-elle pas à porter notre attention au-delà de ce qui est accessible? Avec le décryptage maintenant  possible des hiéroglyphes égyptien et de l'écriture cunéiforme, on peut imaginer que l'esprit humain s'étendra de plus en plus loin vers le passé. Pour suivre ma pensée et gagner en perspective, je cite le mythologue Henri Dontenville[i] :

D'Orient en Occident, sur la voie constante des migrations, s'affirment des noms de montagnes et de cours d'eau qu'ont prononcés des pré-indo-européens, premiers nom conservés de la voix humaine. Du Turkestan au Portugal en passant par la France, certains fleuves et rivières s'appellent, à de minimes différences près, de la même façon. De proche en proche, les Amou Daria et Syr Daria qui débouchent dans la mer d'Aral, ne peuvent renier leurs petites sœurs du Piémont, les deux Doires, descendues des Alpes, les Dorons savoyards, pas davantage la Dore auvergnate, sans compter la Dore-Dogne, et petites Doires ; ces Dores ont un grand frère dans le Douro qui traverse la péninsule ibérique. Les monts de même origine  verbale ne font pas défaut ; ce sont, de la frontière française au cœur du Massif Central, un Mont d'Or du Jura, au-dessus de la très vieille voie de passage de Lausanne vers Pontarlier, Besançon et Langres, le Mont d'Or qui domine de haut le site de Lyon, la chaîne des Monts-Dore en Auvergne. Des fées ont eu leur grotte à la source de l'Orb, à peu près au pied du Mont d'Or du Jura ; le massif en bordure de la Saône près de Lyon a des survivances mythologiques ; les bains du Mont-Dore, très fréquentés par les Gallo-Romains, ont livré une statue de dieu gaulois « dans la pose bouddhique », etc.

Évitons de nous laisser happer par la question de l'existence d'un peuple indo-européen. Qu'il y ait eu des migrations ou bien des emprunts linguistiques entre voisins, les perceptions des montagnes et des rivières sont certainement communes à des ensembles plus vastes que les civilisations connues.

Le meilleur avantage de faire appel à une théorie orientale de la perception, c'est sans doute de quitter les rangs des philosophes de la modernité. « Qu'est le sujet pensant? » se posent sans relâche Descartes, Spinoza, Kant. Chacun se saisissant de la question fait table rase de la sémantique et développe une pensée universelle pour expliquer complètement l'univers. Êtes-vous hégélienne contre Kant ou marxien contre Hegel? Peu importe l'allégeance si les systèmes sont d'accord au fond sur le primat de la subjectivité. À nouveau Dontenville[ii], à propos du nouveau-né humain:

Il commence par l'image qu'atteint sa perception. Par les yeux et les oreilles sont commandés ses gestes encore maladroits. Selon le langage des philosophes, l'enfant se forme d'abord en individu en séparant le sujet et l'objet.

Maintenant que nous avons nommé l'objet appelé « subjectivité » et que nous connaissons sa prévalence dans l'esprit occidental, demandons-nous si c'est un élément nécessaire à l'émergence d'une pensée philosophique. Ce que l'esprit occidental appelle la perception individuelle n'existe pas comme tel dans l'esprit bouddhiste. Pour ce dernier, ce qui s'approche le plus de la perception « individuelle » au niveau sémantique est la perception « non commune ». C'est une désignation plus large et qui a l'avantage de ne pas dépendre de la définition du concept d'individualité.

Pour illustrer cet avantage, considérons les perceptions d'un organisme unicellulaire appelé Physarum polycephalum. Les chercheurs Boisseau, Vogel et Dussutour ont récemment montré[iii] que cet être vivant dépourvu d'un système nerveux possède malgré tout la faculté d'habituation, une forme rudimentaire d'apprentissage. Placé à proximité d'un pont imprégné d'une substance amère inoffensive, l'organisme est d'abord réticent à le traverser, puis il s'habitue à le faire pour accéder à une source de nourriture. Quelque chose perçoit bien la substance amère et on serait porté à attribuer cette perception au protiste en tant qu'individu. Mais où se trouve celui qui décide de faire abstraction de l'amertume? Dans lequel de ses noyaux ou de ses organelles se loge son esprit individuel? On peine à y répondre. Pour le bouddhiste, il y a à l'origine de cette habituation du protiste au moins une perception sensorielle d'amertume et, générée par cette dernière, une perception mentale de l'amertume. La question de l'individualité de l'organisme n'entre même pas en considération pour reconnaître l'existence des actions mentales qui conduisent le protiste à se nourrir.



[i] Histoire et géographie mythiques de la France, Henri Dontenville, Ed. G.-P. Maisonneuve et Larose, 1973, pp 119-120.
[ii] ibid, p. 8.
[iii] Habituation in non-neural organisms: evidence from slime moulds, Romain P. Boisseau, David Vogel, Audrey Dussutour, DOI:10.1098/rspb.2016.0446 (en format pdf, le communiqué )

jeudi 2 juin 2016

Pensée du 2 juin 2016

Une fois la décision prise de se mettre en mouvement et de contribuer à changer l'ensemble social plus large qui le contient, l'individu — l'être humain — qui a identifié une erreur de perception commune est invariablement amené à réexaminer ses propres perceptions pour corriger celles qui sont erronées. Que ce soit consciemment ou non, il adopte certaines hypothèses qui lui serviront de point de départ pour proposer une nouvelle perception commune, plus en phase avec la réalité. Dans les mouvements sociaux, on dit couramment que pour changer le monde, il faut se changer soi-même. Il y a là une sagesse populaire indéniable.

J'ai l'avantage d'avoir déjà travaillé dans un cadre universitaire, ce qui m'a donné le réflexe de vérifier ce qui a été fait antérieurement dans la littérature. Avant de s'engager dans des efforts considérables, c'est une précaution nécessaire de s'assurer qu'on ne reproduise pas le travail de quelqu'un d'autre. D'autant plus que c'est l'occasion de parfaire ses connaissances et de découvrir de nouvelles pistes de recherche.

Évidemment, il est impensable de réunir et d'assimiler l'ensemble de l'information disponible sur l'action sociale considérée dans toute sa généralité. Rapidement, on se heurte aux différences de langage entre les disciplines, et même à des perceptions qui diffèrent selon les époques et les cultures. Par contre, cette profusion de sources crédibles n'est un problème que dans la mesure où une personne seule n'a pas la possibilité de toutes les traiter. C'est en réalité une grande richesse.


Par mon éducation, je suis familier avec les cultures occidentales et je reconnais la transmission de connaissances qui s'est effectuée depuis l'Antiquité jusqu'à aujourd'hui. Par curiosité et à un niveau débutant, j'ai étudié le bouddhisme d'une des lignées tibétaines. Cette série de textes que vous lisez a pour but de s'inscrire dans une tradition de critique des sciences qui remonte aux premiers philosophes grecs. Et elle a comme particularité d'être informée par une théorie bouddhiste des perceptions. Je suis content de ce choix pour plusieurs raisons. Premièrement, tant les philosophies bouddhistes qu'occidentales ont été contemplées avec intelligence pendant des millénaires, ce qui témoigne d'un intérêt soutenu. Ensuite, par son aspect transformateur, l'action sociale est proche du sacré et peut devenir doctrinaire lorsqu'elle s'institutionnalise. Il ne s'agit aucunement ici d'inventer une nouvelle religion et ce serait une erreur de le penser.