dimanche 31 juillet 2016

Pensée du 31 juillet 2016

Le thème de la formation d’une société est quelquefois abordé de la façon suivante en fiction : on présente un groupe de personnages qui ont oublié qui ils sont et on les accompagne dans leur quête de donner un sens à la situation dans laquelle ils se trouvent. Au fur et à mesure qu’ils rencontrent des obstacles et choisissent de réagir d’une façon ou d’une autre, les personnages apprennent à se connaître et à connaître leurs compagnons d’infortune. On peut voir ce procédé dramatique comme une allégorie de la condition humaine. L’immigré, l’enfant qui arrive dans une nouvelle école, l’être humain qui se retrouve dans un nouveau milieu, chacun est confronté à des réalités qui le forcent à revoir son rapport à soi et aux autres. De même, ceux et celles qui se mobilisent pour un changement social sont plongés tous ensemble dans cette situation et c’est le groupe entier dont l’identité est fluctuante.

Avec l’indignation de 2011 face à la situation économique, politique et sociale de la planète est apparu aussi le désir de s’unir pour y changer quelque chose. Des milliers de gens ordinaires sont descendus dans la rue et ont occupé des places publiques. Ces foules du Printemps arabe, des Indignados et d’Occupy Wall Street, entre autres, ont voulu durer.  En particulier, une des propositions adoptées à l’assemblée de Montréal du 15 octobre 2011 était de « rester unis ». Je me rappelle m’être demandé, en entendant cette proposition, ce qu’elle voulait dire au-delà du sentiment. Selon ma compréhension actuelle, c’est un appel à conserver l’esprit commun qui prend corps avec la réunion libre et volontaire des gens présents. L’unité désirée serait donc une unité d’esprit. Pour que cette unité ait un sens dans la durée, il doit y avoir des façons de la recréer lorsque les circonstances changent. Dans les assemblées des peuples autochtones et des Quakers, entre autres, il y a des préliminaires aux échanges qui recréent cette unité d’esprit. Dans un mouvement social naissant, les méthodes sont élaborées par tâtonnement, sur la base de ce que les plus expérimentés apportent à la collectivité. Un mouvement social naissant est, de cette façon, comparable à une société en formation.
Ceci m’amène à vous parler du système théorique élaboré par René Girard pour traiter de la violence collective.

L’œuvre de Girard est généralement divisée en trois grandes réflexions qui se suivent et se répondent. La théorie du désir mimétique s’intéresse à la transitivité du désir amoureux. La théorie du mécanisme émissaire — aussi appelée théorie de la victime émissaire — explique le rôle de la violence collective et son lien avec la culture. Enfin, le christianisme est étudié sous cette loupe.

La théorie du désir mimétique réfute l’originalité du désir qui va de l’être aimant à l’être aimé et substitue au couple un trio : pour que naisse le désir d’un être pour un autre, il doit y avoir la manifestation d’un désir pour cet autre chez un tiers qui sert de modèle à l’être aimant.  Girard a d’abord développé cette idée en remarquant le caractère universel des dynamiques amoureuses dans de grandes œuvres de la littérature. Ceci l’a conduit à porter son attention sur la symétrie du désir pour l’être aimé chez les deux êtres aimants, les rôles pouvant s’échanger entre le modèle et son double. Le moteur du drame est l’indifférenciation entre les être aimants, chacun étant le rival de l’autre, et ce conflit trouve sa résolution dans la disparition d’un des deux rivaux.

La théorie du mécanisme émissaire vient de l’étude par Girard des mythes fondateurs des sociétés étudiées par l’anthropologie. Il y note la récurrence d’un schéma narratif de fondation : la proto-société traverse une crise qui se résout par le sacrifice d’un membre du groupe. Le mythe de fondation est en ce sens le récit d’un meurtre collectif qui a été sacralisé et qui sert de modèle aux rites de perpétuation de la société. De plus, lorsque survient la crise originelle, et de façon similaire au désir mimétique, la désignation du bouc émissaire se fait par émulation, et tant et aussi longtemps que dure cet emballement mimétique, il est impossible de prévoir le choix collectif définitif de l’individu dont le sacrifice mettra fin au conflit et à la violence. Par la suite, le récit mythifié de cette fondation permet la ritualisation du sacrifice et, éventuellement, son remplacement par d’autres institutions vouées à la résolution des conflits. Une condition essentielle pour que le mécanisme émissaire soit opérant, c’est la méconnaissance de son existence par les acteurs impliqués. D’ailleurs, Girard attribue à l’amélioration de la connaissance humaine l’effet paradoxal de rendre le mécanisme émissaire inopérant et de forcer l’être humain à s’adapter à son abandon sous peine de s’anéantir. Sur ce dernier point, remarquez que Girard développe l’essentiel de ses théories dans un monde divisé entre deux grandes puissances[i], chacune désirant éliminer son adversaire mais incapable d’y arriver.

La troisième partie du système girardien n’est pas une théorie à proprement parler, mais une relecture de la Bible à l’aune du mécanisme émissaire. Girard présente ce travail d’exégèse comme l’origine et l’explication de sa conversion personnelle. En s’appuyant sur des récits bibliques, il montre comment la victime sacrificielle, qui est perçue comme l’être par qui le scandale — la crise mimétique — arrive et dont la mise à mort met fin à la crise, devient subséquemment une victime innocente. La mort du Christ est alors l’événement fondateur qui révèle au monde le mécanisme émissaire et lui retire son pouvoir opérant : c’est le sacrifice qui met fin aux sacrifices.

Bien qu’elle comporte des points faibles qui ont attiré des critiques tant des croyants que des érudits, la pensée girardienne reste féconde en intuitions pour l’amateur de mouvements sociaux.

Un mouvement social apparaît dans une société déjà fondée et cohabite avec celle-ci tant que dure le conflit, mais ça n’empêche pas que des crises internes au mouvement revêtent des formes comparables aux crises mimétiques des sociétés en formation. Dans ce cas, il n’est pas question de meurtre fondateur, mais plutôt d’exclusion hors du mouvement comme mécanisme de perpétuation de l’unité, un mécanisme lui aussi opérant sur la base de la méconnaissance du processus par ses acteurs.




[i] L’Ouest social-démocrate et l’Est communiste.

Pensée du 31 juillet 2016

Le thème de la formation d’une société est quelquefois abordé de la façon suivante en fiction : on présente un groupe de personnages qui ont oublié qui ils sont et on les accompagne dans leur quête de donner un sens à la situation dans laquelle ils se trouvent. Au fur et à mesure qu’ils rencontrent des obstacles et choisissent de réagir d’une façon ou d’une autre, les personnages apprennent à se connaître et à connaître leurs compagnons d’infortune. On peut voir ce procédé dramatique comme une allégorie de la condition humaine. L’immigré, l’enfant qui arrive dans une nouvelle école, l’être humain qui se retrouve dans un nouveau milieu, chacun est confronté à des réalités qui le forcent à revoir son rapport à soi et aux autres. De même, ceux et celles qui se mobilisent pour un changement social sont plongés tous ensemble dans cette situation et c’est le groupe entier dont l’identité est fluctuante.

Avec l’indignation de 2011 face à la situation économique, politique et sociale de la planète est apparu aussi le désir de s’unir pour y changer quelque chose. Des milliers de gens ordinaires sont descendus dans la rue et ont occupé des places publiques. Ces foules du Printemps arabe, des Indignados et d’Occupy Wall Street, entre autres, ont voulu durer.  En particulier, une des propositions adoptées à l’assemblée de Montréal du 15 octobre 2011 était de « rester unis ». Je me rappelle m’être demandé, en entendant cette proposition, ce qu’elle voulait dire au-delà du sentiment. Selon ma compréhension actuelle, c’est un appel à conserver l’esprit commun qui prend corps avec la réunion libre et volontaire des gens présents. L’unité désirée serait donc une unité d’esprit. Pour que cette unité ait un sens dans la durée, il doit y avoir des façons de la recréer lorsque les circonstances changent. Dans les assemblées des peuples autochtones et des Quakers, entre autres, il y a des préliminaires aux échanges qui recréent cette unité d’esprit. Dans un mouvement social naissant, les méthodes sont élaborées par tâtonnement, sur la base de ce que les plus expérimentés apportent à la collectivité. Un mouvement social naissant est, de cette façon, comparable à une société en formation.
Ceci m’amène à vous parler du système théorique élaboré par René Girard pour traiter de la violence collective.

L’œuvre de Girard est généralement divisée en trois grandes réflexions qui se suivent et se répondent. La théorie du désir mimétique s’intéresse à la transitivité du désir amoureux. La théorie du mécanisme émissaire — aussi appelée théorie de la victime émissaire — explique le rôle de la violence collective et son lien avec la culture. Enfin, le christianisme est étudié sous cette loupe.

La théorie du désir mimétique réfute l’originalité du désir qui va de l’être aimant à l’être aimé et substitue au couple un trio : pour que naisse le désir d’un être pour un autre, il doit y avoir la manifestation d’un désir pour cet autre chez un tiers qui sert de modèle à l’être aimant.  Girard a d’abord développé cette idée en remarquant le caractère universel des dynamiques amoureuses dans de grandes œuvres de la littérature. Ceci l’a conduit à porter son attention sur la symétrie du désir pour l’être aimé chez les deux êtres aimants, les rôles pouvant s’échanger entre le modèle et son double. Le moteur du drame est l’indifférenciation entre les être aimants, chacun étant le rival de l’autre, et ce conflit trouve sa résolution dans la disparition d’un des deux rivaux.

La théorie du mécanisme émissaire vient de l’étude par Girard des mythes fondateurs des sociétés étudiées par l’anthropologie. Il y note la récurrence d’un schéma narratif de fondation : la proto-société traverse une crise qui se résout par le sacrifice d’un membre du groupe. Le mythe de fondation est en ce sens le récit d’un meurtre collectif qui a été sacralisé et qui sert de modèle aux rites de perpétuation de la société. De plus, lorsque survient la crise originelle, et de façon similaire au désir mimétique, la désignation du bouc émissaire se fait par émulation, et tant et aussi longtemps que dure cet emballement mimétique, il est impossible de prévoir le choix collectif définitif de l’individu dont le sacrifice mettra fin au conflit et à la violence. Par la suite, le récit mythifié de cette fondation permet la ritualisation du sacrifice et, éventuellement, son remplacement par d’autres institutions vouées à la résolution des conflits. Une condition essentielle pour que le mécanisme émissaire soit opérant, c’est la méconnaissance de son existence par les acteurs impliqués. D’ailleurs, Girard attribue à l’amélioration de la connaissance humaine l’effet paradoxal de rendre le mécanisme émissaire inopérant et de forcer l’être humain à s’adapter à son abandon sous peine de s’anéantir. Sur ce dernier point, remarquez que Girard développe l’essentiel de ses théories dans un monde divisé entre deux grandes puissances[i], chacune désirant éliminer son adversaire mais incapable d’y arriver.

La troisième partie du système girardien n’est pas une théorie à proprement parler, mais une relecture de la Bible à l’aune du mécanisme émissaire. Girard présente ce travail d’exégèse comme l’origine et l’explication de sa conversion personnelle. En s’appuyant sur des récits bibliques, il montre comment la victime sacrificielle, qui est perçue comme l’être par qui le scandale — la crise mimétique — arrive et dont la mise à mort met fin à la crise, devient subséquemment une victime innocente. La mort du Christ est alors l’événement fondateur qui révèle au monde le mécanisme émissaire et lui retire son pouvoir opérant : c’est le sacrifice qui met fin aux sacrifices.

Bien qu’elle comporte des points faibles qui ont attiré des critiques tant des croyants que des érudits, la pensée girardienne reste féconde en intuitions pour l’amateur de mouvements sociaux.

Un mouvement social apparaît dans une société déjà fondée et cohabite avec celle-ci tant que dure le conflit, mais ça n’empêche pas que des crises internes au mouvement revêtent des formes comparables aux crises mimétiques des sociétés en formation. Dans ce cas, il n’est pas question de meurtre fondateur, mais plutôt d’exclusion hors du mouvement comme mécanisme de perpétuation de l’unité, un mécanisme lui aussi opérant sur la base de la méconnaissance du processus par ses acteurs.




[i] L’Ouest social-démocrate et l’Est communiste.

mercredi 13 juillet 2016

Pensée du 13 juillet 2016

Avant d’arriver sur le site de l’occupation, le 15 octobre 2011, je n’avais lu qu’un seul sociologue. Au début de la vingtaine, on m’avait conseillé de lire : « Le Choc amoureux » de Francesco Alberoni. Dans ce livre[i], qui a connu un succès populaire durable, le début d’une relation amoureuse entre deux êtres humains est défini comme étant un cas particulier de mouvement collectif à l’état naissant. Un aspect intéressant de cette thèse, c’est qu’à peu près tous les adultes ont connu au moins une relation amoureuse dans leur vie. Quiconque a déjà été amoureux a donc une expérience personnelle à laquelle se référer pour comprendre ce qui lui arrive, si d’aventure il s’engage dans un mouvement social émergent.

En 2011, je satisfaisais aux conditions énoncées par Alberoni pour « tomber amoureux » au sens général de participer à la naissance d’un mouvement social. J’allais à la rencontre d’étrangers, au propre comme au figuré, en participant à des rencontres publiques de toutes sortes et en prenant la parole sur ce blogue. Sans le savoir, j’étais donc disposé à quitter ma « famille » sociale pour en fonder une nouvelle, avec les ruptures et les découvertes qui s’ensuivent nécessairement.

En février 2013, dans un colloque international réunissant des spécialistes des mouvements sociaux[ii], je me faisais une idée de l’état des connaissances en la matière. Il semble que la lignée de la sociologie des mouvements remonte à l’École de Chicago. La méthode privilégiée pour étudier un groupe social est de faire une étude de terrain qui consiste généralement à recueillir des entrevues individuelles menées avec un échantillon de membres du groupe, en nombre suffisant pour en tirer des données statistiques. Dans le cas des mouvements sociaux, étant donné le caractère éphémère de leurs manifestations, on essaie d’identifier la cause commune qui explique le mieux l’apparition du mouvement. Aussi, on s’intéresse aux actions collectives qui sont employées par ces mouvements pour se faire entendre. Par exemple, lors du colloque en question, les présentations attribuaient comme cause commune au mouvement espagnol du 15 mai 2011 et au mouvement international du 15 octobre 2011 l’opposition aux mesures d’austérité mises en place suite à la crise de 2008 des subprimes américains laquelle avait forcé le renflouement d’urgence du système financier mondial. Les observations étaient intéressantes mais je suis resté sur ma faim car il me semblait qu’elles n’arrivaient pas à rendre compte de plusieurs faits sociaux intéressants. Par exemple, les participants d’un mouvement social produisent une culture commune par le simple fait de vivre des événements en commun.

Depuis, d’autres lectures m’ont aidé à donner un sens au phénomène des mouvements sociaux. Je souligne notamment les œuvres de René Girard et de Norbert Elias, le premier pour sa perspective sur la violence collective, le second pour la dynamique des groupes sociaux.



[i] Le Choc amoureux, Francesco Alberoni, 1979. (wikipedia)
[ii] Street Politics in the Age of Austerity : From the Indignados to Occupy, ed. Marcos Ancelovici, Pascale Dufour, Héloïse Nez, ISBN:9789089647634.

mardi 5 juillet 2016

Pensée du 5 juillet 2016

Dans la philosophie bouddhiste, l’ignorance est définie comme étant la saisie du soi. Cette définition est inaccessible à une philosophie occidentale construite sur la conscience individuelle. Pour voir l’obstacle et le surmonter, rendons visite au philosophe qui a ébranlé les assises de la scolastique d’Aristote : René Descartes.

Descartes, dans ses Méditations métaphysiques, se met en scène chez lui, confortablement installé dans un fauteuil au coin du feu, le corps contenté et l’esprit libre de réfléchir à la nature profonde de l’existence. Il invite le lecteur à faire comme lui table rase des opinions reçues de l’éducation et de la doctrine et de ne réadmettre à titre de connaissances que celles qui passeront l’examen de la raison claire exercée avec méthode. Les informations recueillies par les sens n’échappent pas à cet examen et le philosophe se demande s’il peut se fier à elles avec certitude. Il arrive qu’on ait des perceptions erronées — on s’en rend compte quelquefois — alors comment savoir si nos perceptions sensorielles ne proviennent pas d’un malin génie qui nous donnerait seulement l’impression que nos perceptions sont objectives? C’est là que Descartes fait remarquer que bien qu’il ne puisse pas savoir s’il perçoit réellement quelque chose ou s’il s’agit d’une habile mise en scène, il sent qu’il perçoit malgré tout. Cette perception directe de la cognition est pour lui la preuve de son existence : « Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il [le malin génie] me trompe ; et qu'il me trompe tant qu'il voudra il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose.[i] »

Ce « je » philosophique doit être déconstruit à son tour et dépouillé de sa subjectivité pour découvrir l’esprit nu, qui n’est autre dans le bouddhisme que ce qui perçoit. Dans ce cas, le phénomène de la perception n’est pas pensé en dépendance de l’existence autonome du sujet. On dira que le « je » est imputé mais n’a pas d’existence intrinsèque. La saisie du soi, c’est de penser exister intrinsèquement. À Descartes on répondra : « Je m’impute à des pensées, donc j’ai un esprit dont je suis accessoire. »

Cette façon de définir l’esprit, c’est-à-dire par sa fonction de percevoir, nous permet d’identifier formellement des esprits qui autrement ne sont jamais nommés autrement que dans l’usage courant de la langue. On attribue couramment des perceptions à des groupes et à des institutions. Par exemple : « La Cour entend la cause. » Ou encore : « L’Homme [l’Être humain, dirait-on aujourd’hui] a marché sur la Lune. » De même un couple, une famille démontrent un esprit commun.

Ceci nous ouvre la possibilité de scruter d’un œil nouveau l’esprit d’un mouvement social.




[i] Les Méditations métaphysiques de René Des-Cartes touchant la première philosophie..., 1647, p.19 (copie numérisée : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86015099)