dimanche 23 octobre 2016

Les liens des êtres matériels

Par Sailko — Travail personnel, CC BY 3.0
La dernière fois, nous avons évoqué un ensemble fini d’atomes, soit ceux qui composent la voie lactée. La physique nous enseigne que depuis l’apparition de cette galaxie, il s’est produit et il se produit encore l’apparition et la disparition d’atomes à travers divers phénomènes dont les plus notables sont la fusion nucléaire dans les étoiles, la capture au sein des singularités (les trous noirs), la décomposition radioactive et les chocs à des vitesses atteignant ou surpassant celles qu’on produit dans les collisionneurs. Mais exception faite de ces phénomènes, repérés et symbolisés surtout en physique, l’être humain repère l’atome par le nombre de protons qu’il y a dans une chose appelée nucléide, où les protons et les neutrons sont ensemble sans jamais se séparer ni adopter de nouveaux protons ou de nouveaux neutrons[i]. À l’échelle de la vie humaine, pour laquelle la Terre semble exister en permanence, les atomes sont communément considérés comme les unités indivisibles de la matière.

Notre théorie de l’existence matérielle s’inspire des connaissances de la chimie et postule l’existence d’un ensemble fini d’êtres élémentaires appelés les atomes. Les êtres sont définis comme des imbrications finies d’ensembles tels que les plus petits ne contiennent que des atomes. Par exemple, l’ensemble des molécules de la Terre à un moment donné est un être matériel bien défini, de même que l’ensemble des molécules de la Terre à un autre moment donné. De ce point de vue précis bien que réducteur pour les êtres vivants, on peut considérer la Terre comme le symbole d’un ensemble ordonné d’ensembles de molécules, depuis la formation de l’astre jusqu’à sa disparition éventuelle, très loin dans l’avenir. C’est une façon pour l’être humain de repérer la planète Terre indépendamment du temps, de la composition moléculaire ou de toute position relative à d’autres êtres. L’être matériel Terre, défini de cette façon, est en correspondance directe avec les divers symboles qui ont été utilisés jusqu’à maintenant par les êtres humains. C’est un symbole très intéressant pour nous puisque cet être nous permet d’avoir un repère commun, sans égard aux circonstances particulières des êtres humains.

Parmi les êtres matériels terrestres, les molécules sont utilisées avec une extraordinaire précision dans les disciplines de la chimie et de la physique. L’être humain repère la molécule comme un ensemble d’atomes réunis par des forces et des énergies. L’être moléculaire est compris comme moins stable que l’être atomique et peut apparaître ou disparaître dans des réactions chimiques. Par exemple, quand il compose du bois, un ensemble de molécules de carbone, d’oxygène, d’hydrogène et d’azote, lorsqu’il est suffisamment chauffé, se recompose en vapeur d’eau et en charbon, le charbon disparaissant au contact de l’oxygène de l’air ambiant pour produire des gaz, des cendres et de la chaleur d’une manière qui est employée depuis toujours par les êtres humains. Bien sûr, le bois est un symbole dont la signification est beaucoup plus raffinée qu’un simple ensemble de molécules, mais il est humainement important de connaître sa propriété de combustible, qui est en lien direct avec la réactivité chimique de ses molécules constituantes.

Par l’astrophysique, nous savons que les atomes terrestres ne sont pas différents des autres atomes de la voie lactée, exception faite bien entendu de leur appartenance à la Terre. Ainsi, des molécules d’eau sont imaginables ailleurs que sur la Terre, de même que des êtres matériels aussi complexes que des protéines. Il n’est pas facile d’imaginer des êtres qui utilisent des symboles ailleurs que sur la Terre, mais rien dans la physique actuelle ne permet de dire que c’est impossible.

Une molécule n’est pas permanente, nous l’avons établi. C’est une chose qui peut apparaître ou disparaître lors d’une réaction chimique. Cependant, depuis son apparition jusqu’à sa disparition, elle est repérée comme étant composée du même ensemble d’atomes. La molécule ne reste pas inchangée dans sa durée car elle peut capter ou émettre de l’énergie, ce qui correspond à des interactions entre ses éléments : des nucléides peuvent s’approcher ou s’éloigner les uns des autres dans des mouvements de vibration ou par des repliements différents de la molécule sur elle-même. Ce qu’il est important de retenir de cette connaissance physique pour la biologie, c’est que la propriété de reproduction des êtres vivants dépend directement d’un ensemble connaissable de protéines et des interactions chimiques et physiques entre ces molécules. Ainsi, un être vivant à un moment donné de sa vie peut être repéré par un ensemble donné de matières composées en un continuum de formes organiques et moléculaires comprises les unes dans les autres jusqu’au niveau atomique.

À sa conception, l’être humain matériel apparaît sous une forme unicellulaire par la réunion d’un ovule et d’un spermatozoïde et il disparaît bien des années plus tard à la cessation de ses signes vitaux. Ce qui est intéressant pour nous, c’est ce qui se passe entre les deux. On sait qu’il y a des interactions entre les êtres vivants qui ne sont pas repérées comme étant physico-chimiques. L’être humain utilise de nombreux symboles pour signifier des liens de parenté, d’appartenance à un groupe ou à un territoire. L’utilisation même de symboles semble être la cause de l’accroissement de la surface cérébrale de l’animal humain par rapport aux autres hominidés et de l’apparition continue de sociétés humaines très diversifiées. En guise d’illustration, le lien entre une mère et son enfant n’est pas une connaissance moins importante pour l’être humain que la liaison covalente entre deux atomes d’oxygène.

Sur la base de cette théorie matérielle, les êtres possibles dépassent l’entendement. Même en se limitant aux êtres terrestres, les combinaisons théoriques d’atomes en molécules et puis de molécules en êtres plus complexes sont exponentielles. Admettant que de nouveaux liens sont repérables à des niveaux d’ensemble plus élevés, comme le sont les liens affectifs entre êtres humains, on voit que les possibilités d’êtres matériels sont à toutes fins pratiques sans limites.

Cette exposition devrait nous convaincre que plutôt que de désenchanter le monde en bridant l’imagination humaine, une théorie de l’existence matérielle peut au contraire être pensée comme un appui fondamental à toutes les intuitions osées par l’être humain.



[i] Bien que ce ne soit pas nécessaire à la suite de la discussion, précisons que des atomes qui ont le même nombre de protons peuvent avoir un nombre différent mais limité de neutrons. Les chimistes les repèrent comme étant des isotopes différents d’un même élément. Deux atomes d’un même élément peuvent aussi avoir un nombre différent d’électrons répartis en orbites autour du nucléide. Les chimistes utilisent le symbole de composé ionique pour signifier l’assemblage d’un ou de plusieurs atomes dont le nombre total d’électrons dans le cortège électronique est différent du nombre total de protons.

jeudi 13 octobre 2016

Théorie de l'existence matérielle

Tableau périodique des éléments (source : wikimedia)
Nous avons mis beaucoup de précautions à établir certaines significations de base. Ça semblait nécessaire afin de préparer un champ de discussion qui nous permette d’utiliser la langue sans confondre les symboles que sont les mots avec leurs significations.  En effet, dans le champ philosophique occidental traditionnel, l’utilité est implicitement abordée comme un concept transcendantal, autrement dit hors de l’expérience ordinaire, ou alors comme un concept subjectif inséparable de l’individu ou du groupe qui conçoit l’utilité en question. Dans ce sens traditionnel, il serait approprié de dire que l’utilité de cet essai est permettre de mieux comprendre l’utilisation de symboles par les êtres humains. Cependant, pour nous, l’utilité est un symbole comme un autre et nous ne l’utiliseront pas plus que ça.

Il existe des champs de recherche qui ont peu en commun avec celui de la philosophie occidentale traditionnelle. Nous choisissons la chimie, une discipline qui est classée dans les sciences naturelles et dans laquelle la signification des symboles ne varie pas entre les spécialistes. Ça nous semble un bon endroit où approfondir la signification de la coexistence.

Le symbole d’atome a été utilisé dans l’Antiquité pour signifier la matière indivisible. Avec la modernité, la chimie a classifié les plus petites unités matérielles selon leur nombre de protons. Par exemple un proton pour l’atome d’hydrogène et huit protons pour l’atome d’oxygène. Les atomes de la chimie sont donc des ensembles de protons, de neutrons et d’électrons, séparés en un intérieur nucléaire réunissant les protons et les neutrons et un extérieur nucléaire comprenant les électrons.  Bien qu’il soit possible que des noyaux atomiques se fusionnent ou se divisent, ceci reste un phénomène peu symbolisé en soi (la fusion nucléaire dans le Soleil est généralement perçue comme un feu, la fission du radium comme de la radioactivité) ou alors comme une activité extrêmement spécialisée, bien au-delà de l’expérience humaine ordinaire. Ce sera la physique nucléaire qui s’intéressera aux particules subatomiques et à leurs propriétés.

Pour nous, l’être matériel individuel signifiera un atome de la chimie. L’atome est utilisé comme un invariant, qu’il perde ou qu’il gagne des électrons, qu’il soit combiné en molécule avec d’autres atomes ou non. L’être de la matière signifiera un ensemble d’atomes et les relations entre ces atomes. Étant donné qu’il existe un nombre fini d’atomes dans la voie lactée, on peut en déduire qu’il y a un nombre fini d’êtres matériels dans le même volume spatial. Bien qu’il soit possible de signifier l’être humain dans ce contexte, nous allons plutôt nous concentrer sur les relations entre les atomes d’une molécule et entre deux molécules. Étant donné l’importance des connaissances humaines dans le domaine de la chimie, il y a là suffisamment d’appui pour étayer une théorie de l’existence qui soit indépendante de la philosophie occidentale traditionnelle.

Deux atomes qui sont suffisamment proches exercent l’un sur l’autre une attirance et une répulsion mutuelle qui est déterminée par leurs nombres de protons et d’électrons respectifs. À certaines conditions qui sont précisées par la chimie mais qui ne sont pas importantes pour nous, deux atomes à une distance stable sont dit être liés. Une molécule est un ensemble d’atomes connectés de telle façon qu’ils soient tous séparés deux à deux par un lien ou par une suite de liens et qu’aucun d’entre eux ne soit lié à un atome qui n’est pas dans l’ensemble. Par exemple, une molécule d’eau est un ensemble constitué d’un atome d’oxygène et de deux atomes d’hydrogène. L’oxygène y est directement lié à chacun des atomes d’hydrogène. Les deux atomes d’hydrogène n’y sont pas liés directement mais sont connectés par le biais de l’oxygène. Dans l’atmosphère terrestre, l’oxygène se retrouve majoritairement dans des molécules gazeuses constituées de deux atomes d’oxygène liés ensemble ou de deux atomes d’oxygène liés à un atome de carbone. Dans les nuages, la pluie, les lacs, les rivières et les océans, l’hydrogène se retrouve majoritairement dans des molécules d’eau. Même si les atomes ne sont pas visibles séparément par les êtres humains, ceux-ci ont depuis toujours utilisé des symboles pour l’air et l’eau, dont on connaît aujourd’hui la composition moléculaire.

[Ce texte s’inscrit dans la continuité du projet énoncé ici et commencé dans les pages qui suivent.]

mardi 11 octobre 2016

À propos de l’ensemble


Jeux d'enfants, album à colorier (source : Bibliothèque numérique de Toulouse)
Dans notre étude de l’animal humain par le biais de son utilisation de symboles, nous avons porté une attention particulière au symbole de la séparation, qui est utilisé tôt dans l’enfance pour repérer et qualifier la position de l’individu en relation avec sa mère ou son père. À l’usage, l’enfant distingue la séparation spatiale, qui peut être temporaire, de la séparation existentielle, qui ne varie pas. La séparation est étroitement associée au symbole de la réunion puisque l’enfant qui n’est plus séparé d’un parent est alors réuni avec lui. Par extension, l’ensemble est le symbole qui permet de considérer l’individu et les parents réunis. Éventuellement, l’ensemble est appliqué à toute réunion d’êtres. En langue innu, par exemple, c’est le mot « mamu » qui signifie l’ensemble, comme dans la phrase : « Auassat mamu metueuat » qui signifie que les enfants jouent ensemble (source : dictionnaire innu aimun-mashinaikan).

Dans cet essai, nous avons déjà eu recours implicitement au symbole d’ensemble quand nous avons parlé d’indifférenciation pour expliquer comment un symbole peut servir à la place de plusieurs autres. Par exemple, le mot est un symbole en soi, bien qu’il puisse signifier indifféremment le mot parlé ou le mot écrit. On comprend par là que le symbole du mot signifie ensemble le mot parlé et le mot écrit, sans pour autant exclure de la signification le mot pensé.

Nous avons dit précédemment que la chose est un symbole spécial qui signifie n’importe quoi. Il y aurait un paradoxe sémantique à dire que la chose signifie indifféremment toute chose. Puisque nous voulons une signification sans ambiguïtés, il est nécessaire de distinguer les questions des symboles. À la question : « Quoi? » posée par un être humain, la réponse d’un être humain est par définition une chose. Ainsi la question : « L’ensemble de toutes les choses, c’est quoi? » est pour nous une question mal fondée qui ne permet pas à l’individu de trouver de repères quelle que puisse être la réponse.

Il ressort de cette exploration le fait bien connu que l’être humain synthétise de nouvelles connaissances par l’utilisation de symboles pour répondre à des questions qu’il se pose. Cette activité de synthèse est si efficace que des connaissances extrêmement précises sont transmises de génération en génération et que des questions posées par une génération peuvent obtenir des réponses satisfaisantes bien des générations plus tard.

Pour comprendre plus finement l’activité de synthèse des connaissances, il faut remarquer que l’être humain sépare cette activité en fonction des questions qui sont abordées. Pour les questions que l’enfant se pose, sa synthèse s’appuie sur les connaissances et les réponses que ses proches parents et amis lui fournissent, de même que sur les repères qu’il établit lui-même. Cette activité est symbolisée, par exemple, par l’apprentissage, l’éducation et la pédagogie.

Pour les questions que les chercheurs et les philosophes se posent, une grande partie des connaissances accumulées sur ces questions sont étudiées et révisées afin d’en améliorer les symboles. Cette activité de synthèse couvre par exemple l’élaboration de théories scientifiques, la recherche expérimentale et la philosophie.

En fait, les connaissances humaines sont si vastes que certaines questions sont abordées de manière exclusive par des lignées de chercheurs qui développent un ensemble de symboles ne servant de repères effectifs que pour leur activité spécifique. Pour se retrouver dans tout ça, les connaissances ont été séparées en champs ou en niveaux de synthèse. La biologie s’intéresse aux êtres vivants, leurs particularités, leur répartition et cetera. La sociologie s’intéresse aux groupements humains, ce qui les caractérise, comment ils se développent et cetera. La chimie s’intéresse aux molécules, à leurs réactions, à leurs propriétés matérielles et cetera.

Dans notre brève revue du symbole, nous avons constaté que la coexistence est utilisée en politique et en écologie. Nous allons développer la signification de la coexistence en tournant notre attention vers le niveau de synthèse de la chimie. Ceci aura l’avantage de réduire l’effort de distanciation nécessaire comparé à ce qui est requis en biologie et en sociologie.

lundi 10 octobre 2016

À propos de l’être

Représentation du monstre de spaghetti volant,
l'être le plus important du pastafarisme
(source : spaghettimonster.com)
C’est certainement le symbole le plus intéressant parmi ceux que nous ajoutons à notre base de significations[i]. L’être est incontournable si on veut sérieusement approfondir notre compréhension de l’animal humain. L’être est si fortement présent dans les activités humaines qu’il est indispensable de faire un exercice de distanciation pour le considérer en tant que symbole, soit un objet d’expression tel un caractère romain ou un mot parlé.

À l’étape où l’enfant humain adopte le symbole en question, il connaît les individus qui s’occupent de lui, il est conscient de l’existence d’autres individus qu’il peut percevoir et même d’animaux domestiques et sauvages. Il sait utiliser le verbe être pour repérer et communiquer ses sensations immédiates et certains concepts mentaux. À l’usage, il sépare les concepts d’être humain, d’être animal, d’être végétal, d’être sacré, d’être inanimé. Comparé à la chose, un symbole utilisé d’abord et avant tout dans le maniement de la langue, l’être est utilisé pour désigner indifféremment toute chose qui est en relation avec la conscience de soi de l’individu.

Au cours de sa vie, l’individu acquiert une partie des connaissances qui sont transmises de génération en génération. Par son apparence et par certaines activités qu’il pratique de façon familière, l’individu peut devenir lui-même un repère pour ses congénères. En tant que repère, il se voit attribuer une série de symboles qui servent à le reconnaître : des noms, des adjectifs, des occupations. De cette façon, la signification de l’être s’étend à toutes sortes de qualités et d’activités humaines comme la pigmentation de la peau et les métiers. Évidemment, ce qui est repéré comme un être peut varier sensiblement d’un individu à l’autre. Par exemple, pour un spécialiste de la branche des mathématiques appelée la théorie des graphes, les graphes sont tellement familiers qu’ils sont utilisés comme des êtres : ces mathématiciens s’intéressent ainsi à l’existence ou à la non-existence de graphes ayant certaines propriétés[ii].

Considérant l’être de cette façon, nous arrivons à une signification assez nuancée pour qu’on l’emploie explicitement comme symbole. On reviendra dans la deuxième partie sur les connaissances accumulées à propos de l’être, qui sont traditionnellement transmises par le biais des sciences sociales et humaines. Pour l’instant, nous en sommes encore à solidifier notre assise théorique du point de vue biologique introduit par Norbert Elias.

Petit à petit, nous approchons d’une compréhension de la coexistence qui n’est ni une tautologie, ni une rhétorique politique. La prochaine fois, nous allons nous pencher sur une activité humaine étroitement liée à l’être : la synthèse.



[i] Voir la description du projet et ce qui est entendu par signification, chose, orientation et séparation.
[ii] J’en parle en connaissance de cause puisque je m’intéresse à la recherche sur ces questions.

mardi 4 octobre 2016

Le phare

Atelier où la nouvelle a été écrite par l'auteur (3ème à partir de la gauche) Photo : Annick de Carufel 
Une ombre se profile fugacement contre la Lune. C’est un homme qui grimpe le long de la Place Ville-Marie. Il se nomme Hercule, mais ce n’est pas important. Cette fois c’est parce qu’il a causé la mort d’un inconnu qu’il ressent le besoin irrépressible de monter voir les dieux.  Ce soir, l’Olympe de substitution est l’emblématique gratte-ciel montréalais qui projette de sa cime une lumière rassurante aux horizons de la cité.

Les premiers étages avaient été difficiles pour son corps septuagénaire, mais au fur et à mesure qu’Hercule prend de la hauteur les années dégringolent et c’est un trentenaire alerte et musclé qui s’élance de fenêtre en fenêtre, gravissant tranquillement l’édifice. Il se souvient de montées plus dures : les pyramides ont peu de prises, certaines montagnes sont complètement couvertes de glace. Il est comme en transe, revivant des instants précaires, menacé par le vent et les éclairs. Il ressent aussi l’immense sentiment d’échec d’avoir perdu sa concentration et d’avoir échoué à vieillir jusqu’au bout. Ne connaîtrait-il jamais sa fin?

Il se rappelle de la détermination forte qui l’animait en 1967 quand il s’était installé à Montréal dans une maison de chambres et qu’il avait décidé de finir ses jours dans cette ville, sur une île aux confluents de toutes les cultures. Les premières années avaient été facilitées par une démocratisation du confort, et il lui semblait alors qu’il allait s’éteindre en paix dans une maison de vieillesse offerte par la collectivité des hommes. Mais des distractions avaient eu raison de sa volonté. Ça avait commencé par de brèves rechutes. En 1982, il avait arrêté de vieillir pendant trois mois avant de s’en rendre compte et de se débarrasser de la cause : son cube Rubik. En 1996, il avait baissé la garde et s’était amouraché d’une disquaire de l’Échange qui lui avait communiqué le goût du Grunge. Il avait même rajeuni de dix ans avant de se ressaisir. C’est lorsqu’une habituée de sa maison de l’âge d’or s’était exclamé : « Mon dieu, comme vous avez l’air jeune! » qu’il s’était rendu compte de son oubli.

Par l’ascension, Hercule se détache peu à peu de l’époque et du lieu qu’il avait tant aimés et sa vigueur nouvelle lui fait presque oublier sa peine. Il y aura d’autres lieux, d’autres cités à découvrir. Peut-être se perdra-t-il un temps dans une des dernières régions inexplorées du globe? C’est un adolescent gracile qui saute à présent d’une corniche vers la prochaine prise.

Ça y est, il est en haut. Le phare l’éblouit en l’embrassant de son faisceau majestueux. C’est un enfant de sept ans rieur qui cherche les dieux, courant d’un bout à l’autre du toit. Il n’y a personne. Le sentiment de joie fait place à la tristesse. Une grande peine l’accable et il s’échoit en pleurant, étalé de tout son long, la joue gauche pressée contre le gravier.

Dans un instant il aura oublié même sa peine et se relèvera pour s’élancer à nouveau dans le monde. Mais là, sous les étoiles, un enfant pleure.

lundi 3 octobre 2016

À propos de la séparation

Une famille dans le film satirique La vie est un long fleuve tranquille
À partir du point de vue biologique que nous avons choisi, on observe que les êtres humains, lorsqu’ils s’accouplent et donnent naissance à des enfants, s’entraident pour protéger leur progéniture, la nourrir et lui transmettre des connaissances. L’individu cohabite avec ses parents, ses frères et ses sœurs pour une partie importante de sa vie et continue ses interactions avec eux bien après avoir atteint l’âge adulte.

Pour se repérer dans ces interactions, l’être humain utilise un symbole qui désigne, entre autres, les enfants et leurs parents. Il s’agit de la famille. La longévité individuelle rend parfois possible l’interaction d’un parent avec ses petits-enfants et ses arrière-petits-enfants. De plus, il peut se produire des inclusions au sein d’un groupe parental autrement que par la procréation. La famille signifie ainsi l’ensemble des individus liés par la parenté, l’alliance et l’adoption. Le rôle d’orientation du symbole est d’abord acquis chez l’individu par la conscience de l’existence de sa mère et des autres individus qui interagissent avec lui, puis l’utilisation du symbole s’étend par acquisition de la langue jusqu’à désigner indifféremment toute famille.

Pour éviter un paradoxe sémantique, il est nécessaire de distinguer le symbole de la famille tel que nous l’entendons ici du concept du même nom qui est couramment utilisé en biologie. En effet, la classification traditionnelle des espèces vivantes emploie la famille dans le sens d’une composition d’espèces. Dans ce contexte, l’être humain est compris dans la famille des hominidés, qui contient l’espèce homo sapiens et, entre autres, les australopithèques, les chimpanzés, les bonobos et les gorilles. C’est par analogie du lien évolutif au lien parental que les biologistes en sont venus à utiliser la famille dans leurs classifications.

La séparation est un autre de ces symboles utilisés très tôt dans l’enfance. La psychologie nous enseigne que l’enfant de un an est capable d’imaginer l’existence d’une chose dont il se souvient et qui n’est pas accessible à ses sens. Par exemple, c’est un repère important pour l’enfant de savoir s’il est séparé ou non de sa mère. Au cours du développement, la séparation acquiert aussi la signification logique de distinction : des choses séparées ne sont pas la même chose. En même temps, le symbole de l’identité joue un rôle d’orientation complémentaire à celui de la séparation : la famille est la même chose pour l’individu et ses proches. Et par extension, des choses identiques sont la même chose.