mardi 4 octobre 2016

Le phare

Atelier où la nouvelle a été écrite par l'auteur (3ème à partir de la gauche) Photo : Annick de Carufel 
Une ombre se profile fugacement contre la Lune. C’est un homme qui grimpe le long de la Place Ville-Marie. Il se nomme Hercule, mais ce n’est pas important. Cette fois c’est parce qu’il a causé la mort d’un inconnu qu’il ressent le besoin irrépressible de monter voir les dieux.  Ce soir, l’Olympe de substitution est l’emblématique gratte-ciel montréalais qui projette de sa cime une lumière rassurante aux horizons de la cité.

Les premiers étages avaient été difficiles pour son corps septuagénaire, mais au fur et à mesure qu’Hercule prend de la hauteur les années dégringolent et c’est un trentenaire alerte et musclé qui s’élance de fenêtre en fenêtre, gravissant tranquillement l’édifice. Il se souvient de montées plus dures : les pyramides ont peu de prises, certaines montagnes sont complètement couvertes de glace. Il est comme en transe, revivant des instants précaires, menacé par le vent et les éclairs. Il ressent aussi l’immense sentiment d’échec d’avoir perdu sa concentration et d’avoir échoué à vieillir jusqu’au bout. Ne connaîtrait-il jamais sa fin?

Il se rappelle de la détermination forte qui l’animait en 1967 quand il s’était installé à Montréal dans une maison de chambres et qu’il avait décidé de finir ses jours dans cette ville, sur une île aux confluents de toutes les cultures. Les premières années avaient été facilitées par une démocratisation du confort, et il lui semblait alors qu’il allait s’éteindre en paix dans une maison de vieillesse offerte par la collectivité des hommes. Mais des distractions avaient eu raison de sa volonté. Ça avait commencé par de brèves rechutes. En 1982, il avait arrêté de vieillir pendant trois mois avant de s’en rendre compte et de se débarrasser de la cause : son cube Rubik. En 1996, il avait baissé la garde et s’était amouraché d’une disquaire de l’Échange qui lui avait communiqué le goût du Grunge. Il avait même rajeuni de dix ans avant de se ressaisir. C’est lorsqu’une habituée de sa maison de l’âge d’or s’était exclamé : « Mon dieu, comme vous avez l’air jeune! » qu’il s’était rendu compte de son oubli.

Par l’ascension, Hercule se détache peu à peu de l’époque et du lieu qu’il avait tant aimés et sa vigueur nouvelle lui fait presque oublier sa peine. Il y aura d’autres lieux, d’autres cités à découvrir. Peut-être se perdra-t-il un temps dans une des dernières régions inexplorées du globe? C’est un adolescent gracile qui saute à présent d’une corniche vers la prochaine prise.

Ça y est, il est en haut. Le phare l’éblouit en l’embrassant de son faisceau majestueux. C’est un enfant de sept ans rieur qui cherche les dieux, courant d’un bout à l’autre du toit. Il n’y a personne. Le sentiment de joie fait place à la tristesse. Une grande peine l’accable et il s’échoit en pleurant, étalé de tout son long, la joue gauche pressée contre le gravier.

Dans un instant il aura oublié même sa peine et se relèvera pour s’élancer à nouveau dans le monde. Mais là, sous les étoiles, un enfant pleure.

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