mercredi 19 avril 2017

L’Humanité existe mais n’est pas un ensemble

Rappel : Dans la perspective éliassienne adoptée (ici) pour notre projet d’essai sur la coexistence, nous avons pris de grandes précautions pour développer un vocabulaire spécifique à notre tâche. Aujourd’hui, nous revenons sur le chemin parcouru afin de mieux préciser les difficultés de notre entreprise et nous verrons pourquoi nous avons bien fait de prendre notre temps.

L’intuition est nécessaire à la recherche scientifique, mais elle n’est pas suffisante. Même dans une science dite « pure » comme les mathématiques, on ne peut rien avancer sans d’abord poser des définitions et des énoncés tenus pour vrais, quitte à les réviser lorsque le raisonnement conduit à des contradictions ou à des paradoxes. Un très bel exemple nous vient de la théorie des ensembles et je le présente ici parce que le mot « ensemble »  fait justement partie de notre vocabulaire de recherche, tel que présenté plus tôt (ici).

Jusqu’au début du XXème siècle, on ne mesurait pas à quel point la mathématique des ensembles est liée au langage. Intuitivement, on supposait qu’une propriété clairement énoncée permettait de définir un ensemble, soit l’ensemble des choses satisfaisant cette propriété. Mais on doit à Bertrand Russell le paradoxe suivant :
Un barbier se propose de raser tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes, et seulement ceux-là. Le barbier doit-il se raser lui-même?
Dans les deux éventualités, le barbier contreviendrait à son projet, pour autant qu’il soit un homme. Ce paradoxe est un défi mathématique véritable car il peut s’exprimer ainsi :
Considérons l’ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes. Cet ensemble se contient-il lui-même?
Qu’on réponde oui ou qu’on réponde non, on arrive dans les deux cas à une contradiction. En découvrant ce paradoxe, les mathématiciens se trouvaient bien embêtés : d’un côté la notion d’ensemble est cruciale pour les mathématiques et d’un autre côté il est impossible de produire une définition à la fois formelle et non paradoxale de ce qu’est un ensemble sans introduire de restrictions.

La solution, aussi contre-intuitive soit-elle, a été de ne travailler qu’avec des définitions restreintes. Ainsi, la théorie des ensembles est désormais fondée sur des axiomes qui restreignent au départ ce qui peut être un considéré un ensemble. En conséquence — et c’est là ce qu’on veut garder à l’esprit —  il faut admettre qu’une chose qui serait intuitivement un « ensemble » de choses qui satisfont une propriété définissable en termes des axiomes de départ pourrait très bien ne pas satisfaire la définition d’un ensemble. On introduit incidemment, en mathématiques, la notion de « classe » pour permettre de considérer ces choses plus générales.

La leçon à retenir de cette histoire est que là où l’intuition confond inévitablement les choses, il est nécessaire de procéder méthodiquement et d’ajouter progressivement des symboles pour étendre la connaissance humaine sans sortir du domaine de l’intelligible.

Il n’y a pas de définition de l’existence universellement partagée par tous les êtres humains. Pourtant, tous s’entendent sur l’existence d’êtres, ne serait-ce que soi avec d’autres. C’est pourquoi nous avons choisi de développer notre théorie de l’existence sensible à partir des sensations et plus généralement des perceptions. D’abord les perceptions directes des organes sensoriels, explicables selon les lois de la physique et de la chimie, puis les perceptions conceptuelles, relevant de l’expérience individuelle et communicables par l’utilisation de symboles. Cette faculté de communiquer à l'aide de symboles, nous l’avions mise en évidence dès notre définition de l’être humain. Il était donc naturel de considérer les perceptions partagées par plusieurs individus, ce qui nous a conduits à définir les perceptions communes.

C’est au niveau des perceptions communes que surviennent les difficultés. Quelle est la partie qui perçoit dans une perception commune? Intuitivement, c’est l’ensemble des individus qui perçoivent une même chose. Apparaît alors la possibilité d’envisager des ensembles d’individus comme des êtres sensibles. Selon les circonstances, l’usage fait que des familles, des communautés, des peuples sont des êtres sensibles à propos desquels les humains communiquent entre eux à l’aide de symboles.


À l'horizon,
des lignes parallèles intuitives
à la Place centrale de
l'Université de Grenoble (source)
Hors, en Occident, le symbole de l’Humanité est couramment utilisé pour désigner l’être sensible de tous les êtres humains, passés, présents et à venir. En fait, l’utilisation du symbole Humanité illustre bien l’intuition à l’œuvre dans l’intelligence humaine. Chaque individu se repère dans son environnement à partir de ses propres perceptions, qu’elles soient directement induites par ses sens, qu’elles soient conçues par son esprit ou qu’elles soient communiquées par autrui. La perception individuelle de l’Humanité sera donc intuitivement généralisée à partir d’ensembles bien construits : soi en tant qu’être humain considéré individuellement, les membres de sa famille, de sa communauté, ses contemporains, ses ancêtres, ses descendants, et cetera. Cependant, l’Humanité ne peut pas être un « ensemble » selon la signification restreinte que nous avons choisie pour nos recherches. (Et qu’on peut trouver ici). La raison est la même qu’en mathématiques : l’intuition confond le symbole « ensemble » dans les perceptions suivantes: l’ « ensemble » des êtres humains que je peux connaître par indifférenciation des êtres humains que je conçois — ce qui est bien fondé — et l’ « ensemble » de tous les êtres humains, une chose qui ne peut pas être réduite à un ensemble bien fondé sans introduire de paradoxe. (Par exemple, ce qu’est un Innu, considérant qu’Innu veut dire « être humain » en langue innu.)

De même qu’en mathématiques  la solution n’est pas d’éviter de penser à des choses qui ne peuvent pas logiquement être des ensembles, mais d’introduire un nouveau symbole pour désigner ces choses dans une logique de deuxième ordre, la solution n’est pas d’éviter de penser l’Humanité — ce qui serait choisir l’ignorance — mais d’introduire un niveau d’abstraction qui permet de la penser comme autre chose qu’un ensemble d’êtres humains, bien qu’intuitivement semblable à un ensemble d’être humains.

dimanche 9 avril 2017

Les perceptions communes


Rappel : Pour comprendre la coexistence humaine, nous avons choisi une définition de l’animal humain proche de celle du sociologue Norbert Elias. Suivant son exemple, nous avons adopté une théorie des symboles bien ancrée dans la réalité physique de l’être humain et nous avons testé, avec l’exemple du prion, les limites du matérialisme quand vient le temps de clarifier un symbole aussi important que celui de la vie. Ceci nous a conduits à revenir à notre point de départ, qui se situait en biologie, et à appréhender l’existence par la voie des sens. La dernière fois, nous avons fixé le concept d’existence sensible en déterminant un ensemble de perceptions comprenant notamment le résultat du fonctionnement des organes sensoriels, mais aussi les conceptions de l’esprit, que nous considérons comme des perceptions au même titre que les sensations.

Photo de Francesco Paconi (Wikimedia)
Une perception particulière est toujours composée d’un objet perçu et de ce qui perçoit cet objet. La plupart des perceptions directes comme la vue et le toucher sont naturellement associables à des phénomènes physiques et chimiques en partie élucidés et reproductibles par l’être humain à l’aide de matériaux synthétiques. Par exemple, les caméras d’aujourd’hui captent des images de haute qualité avec une acuité visuelle que nos yeux n’arrivent pas à égaler. Même des perceptions de l’esprit comme l’espace peuvent être reproduites artificiellement à l’aide d’ordinateurs programmés pour tenir compte des lois de la perspective. Des véhicules à conduite automatisée partagent les voies publiques avec les automobilistes, les cyclistes et les piétons, ce qui amène dans l’actualité des questions morales concrètes concernant la sécurité et la responsabilité en cas d’accident impliquant ces véhicules.

Les êtres humains, comme tous les animaux, ont des perceptions individuelles. Nous parlons ici des sensations et des pensées qui se produisent dans l’esprit d’un individu particulier. Les perceptions individuelles incluent des perceptions non-communes, telles les perceptions directes des sens, mais beaucoup de perceptions individuelles sont aussi des perceptions communes à plusieurs individus. En effet, rappelons que l’être humain a la faculté d’utiliser des symboles pour se repérer dans son environnement et aussi de transmettre ces symboles d’un individu à l’autre, par-delà les générations. Les êtres humains ont donc des perceptions en commun. C’est ce qui se passe, comme je le racontais au tout début, au cours de cette rencontre imaginaire avec quelqu’un qui ne parle pas ma langue mais avec qui je peux quand même échanger sur le Soleil. À nos perceptions individuelles de l’astre du jour s’ajoute une perception du Soleil commune aux deux interlocuteurs. Le cas échéant, nous pourrons nous souvenir de cette façon de voir le Soleil et la communiquer à l’aide de symboles à d’autres humains.

Une perception commune peut transcender la langue et le temps. Par exemple, je perçois — plus précisément : je conçois — les grandes pyramides d’Égypte tout comme ont pu les percevoir des contemporains de leur construction et les innombrables générations qui nous séparent.

Depuis l’avènement de la science moderne, on observe une tendance à classer les perceptions en deux catégories : les perceptions subjectives et les connaissances objectives. À ce point-ci, il est important de noter que ces catégories sont différentes de ce que nous appelons les perceptions individuelles et les perceptions communes. Les perceptions subjectives correspondent à peu près aux perceptions individuelles non validées par la méthode scientifique et les connaissances objectives aux perceptions communes appuyées par des théories scientifiques. Dans le cadre de nos investigations, la perception est d’abord et avant tout un phénomène sensible, qui peut concerner un seul individu tout comme il peut être commun à plusieurs individus, sans jugement de valeur préalable. Pour nous, toute connaissance scientifique est une perception commune et toute perception commune est aussi une perception individuelle pour les individus qui la partagent.

mardi 14 février 2017

Les fondements de la perception

Rappel : L’être humain se repère dans son environnement notamment à l’aide de ses organes sensoriels. Il fait l’expérience de sensations par ces organes et il fait l’expérience de concepts par sa pensée. La perception est ce qui généralise la sensation et la conception.
René Magritte, artiste-peintre, source Wikimedia
Imaginons un homme en train de se promener dans une forêt inhospitalière au crépuscule. Tout à coup, l’homme se fige et toute son attention se porte sur un bout de bois tordu qui dépasse des herbes et qu’il a pris pour un serpent. À cause de la pénombre, il ne peut pas tout de suite se rendre compte de son erreur et il pense vraiment que le bout de bois est un serpent. Immédiatement son corps se met en alerte afin de se défendre ou de s’enfuir devant la menace perçue. Bien au chaud, entouré de ses amis, il racontera plus tard comment il a cru voir un serpent qui s’est révélé au bout d’un moment n’être qu’un simple morceau de bois.

Cette histoire illustre bien le rôle essentiel des sens dans la perception. Si l’homme n’avait pas vu le bout de bois, il n’aurait pas pu le prendre pour un serpent. En revanche, il aurait pu tomber sur un vrai serpent qu’il aurait correctement identifié comme un danger. Étant un être humain, il a l’avantage de pouvoir employer des symboles pour raconter son expérience plus tard à ses amis. Mais même sans cette capacité de communiquer, d’autres animaux démontrent la même propension à percevoir des êtres animés ou inanimés dans leur environnement et à réagir en fonction de ce qu’ils perçoivent.

Dans la pratique de la méditation, on commence souvent en portant attention aux sensations premières qui proviennent des sens. Par exemple, la sensation de l’air qui entre et sort des narines pendant la respiration est une chose à laquelle on ne pense d’ordinaire jamais mais à laquelle il est facile de s’attarder lorsqu’on a pris une pose méditative et calmé notre esprit.

La dernière fois, nous avons choisi de prendre comme base de la perception les interactions issues de la coexistence. Dans l’histoire du promeneur, les êtres comprennent, entre autres, l’homme, le bout de bois et les amis à qui l’homme raconte son expérience. Ce qui n’est pas dit, c’est comment l’homme s’est trompé et a pris le bout de bois pour un serpent. Même s’il a bel et bien cru voir un serpent, on comprend que c’est en apercevant le bout de bois grâce à la vision que lui procurent ses yeux que l’homme a d’abord eu la possibilité de se tromper. Ensuite seulement la disposition du bout de bois partiellement dissimulé dans les herbes et difficile à distinguer dans la pénombre a donné à l’homme l’illusion d’un serpent. Cette illusion se produit évidemment dans l’esprit du protagoniste et non dans son environnement, pourtant cet aspect de son expérience lui échappe complètement tant et aussi longtemps qu’il ne s’est pas rendu compte de son erreur.

La langue d’usage commun — au moins le français — ne permet pas de distinguer, sans autres informations, si un être sensible veut dire l’être qui perçoit ou l’être qui est perçu. Il s’agit peut-être là d’une sagesse puisque le serpent est bel et bien considéré existant par le promeneur dans les bois, ne serait-ce que pour pouvoir ensuite se rendre compte de son erreur. En racontant son expérience à ses amis, il se trouve que l’homme dit qu’il a cru voir un serpent. Il importe peu à ce moment de l’histoire de savoir si le serpent est réel ou une illusion. Puisque nous sommes dans le cadre d’une réflexion sur la coexistence et que ce qui nous intéresse ce sont les sensations et les perceptions de l’être humain, il est naturel de suivre l’usage courant et de ne pas présumer que l’être sensible est précisément ce qui perçoit ou ce qui est perçu. Ce qui importe, c’est de savoir qu’il est question de perception. Dans notre exemple, le serpent peut correctement être désigné comme un être sensible puisqu’il est perçu par le promeneur, même si par la suite il se révèle n’être qu’une illusion.

En suivant cette façon de concevoir l’existence sensible, nous en arrivons à définir un ensemble de perceptions, lesquelles peuvent parfois être illusoires, mais qui se conçoivent bien, soit comme des expériences directes des sens ou soit comme des expériences de l’esprit. En prenant les perceptions directes des sens comme sous-ensemble nécessaire, on construit le reste de l’ensemble de manière à ce qu’il soit complet et bien défini, sans chercher à en faire une description exhaustive. De cette façon, nous avons établi un fondement solide pour désigner et comprendre la perception.